Le décret- loi n°2025 du 2 octobre 2025 relatif aux sociétés communautaires
Paru au JORT du 3 octobre 2025, ce nouveau décret-loi vient modifier le décret-loi n°2022-15 du 20 mars 2022 relatif aux sociétés communautaires.
Une refonte conséquente est apportée au fond (II), mais le côté formel est aussi révélateur d’une certaine conception inconstitutionnelle de gouverner, propre à l’ère Kaïs Saïed (I), qui ne cesse de démontrer qu’il ne s’agit pas là d’une solution économique ou sociale (III).
I- L’inconstitutionnalité procédurale
Bien que la Constitution de 2022, supposée en vigueur par les autorités en place, soit un cas unique dans l’histoire — un président y ayant rédigé un texte lui réservant un rôle prépondérant, central et presque exclusif dans l’exercice des pouvoirs publics (rebaptisés « fonctions ») —, l’hégémonique président de la République, qualifié de gardien de la Constitution, ne cesse de la violer.
Le décret-loi n°2025-3 du 2 octobre 2025 en est un parfait exemple. Même si l’article 73 de la Constitution autorise le président à décréter un tel texte pendant la vacance parlementaire, après information de la commission parlementaire permanente, deux conditions doivent être respectées :
- La première, ab initio, découle de la nature exceptionnelle de ce type de texte présidentiel : il doit être motivé par une urgence particulière pouvant justifier le recours à une telle législation spéciale. Or, rien ne pouvait justifier la promulgation du texte quelques jours seulement avant l’ouverture de la session parlementaire 2025–2026, tenue le 7 octobre 2025.
- La deuxième condition, a posteriori, selon l’article 73 précité, impose que le décret-loi soit soumis à l’approbation de l’Assemblée des représentants du peuple au cours de sa session ordinaire. Cette condition n’a pas été respectée, comme pour les autres décrets-lois, qu’ils datent de 2025, 2024 ou même de ceux promulgués sur le fondement du sinistre décret n°117-2021.
Revoir ou approuver un décret-loi présidentiel dans un Parlement où la concurrence est féroce pour louer, encenser, voire vénérer le président Kaïs Saïed, relèverait du blasphème.
Cette attitude en dit long sur la conception qu’a ce dernier du rôle parlementaire, réduit à une simple chambre d’enregistrement, incapable même de préserver sa vile qualité de bureau d’ordre.
II- Modifications du décret-loi sur les sociétés communautaires
Plusieurs modifications ont été apportées à un texte pourtant récent :
- Le critère de qualification des sociétés communautaires locales (SOCOL) et des sociétés communautaires régionales (SOCOR) n’est plus géographique (selon l’activité), mais personnel (selon la résidence des participants).
- Le nombre minimum de participants est abaissé : de 50 à 10 personnes pour les SOCOL, et de 50 à 15 pour les SOCOR.
- Le capital social est réduit : de 10 000 à 5 000 dinars pour les SOCOL, et de 20 000 à 10 000 dinars pour les SOCOR.
- La création d’une plateforme électronique est instaurée pour la constitution, l’enregistrement et la mise à jour des SOCO, via un Registre national des sociétés communautaires (RNSC).
- Le nombre de membres du conseil d’administration passe de 6–12 à 3–5 pour les SOCOL, et de 5–10 pour les SOCOR, avec la possibilité de renouveler le mandat de trois ans, deux fois.
- Suppression de la possibilité d’émission de parts sociales facultatives donnant droit à intérêt.
- Le ministre chargé des SOCO devient la nouvelle autorité de tutelle : les gouverneurs ne sont plus compétents ni pour assister ni pour contrôler les SOCO, qui doivent désormais rendre compte administrativement à ce ministre. Ce dernier peut intervenir dans un délai déterminé, et les SOCO doivent s’aligner sur ses suggestions — peut-être en réaction aux plaintes adressées à la présidence concernant les agissements de certains gouverneurs ou délégués à l’égard des SOCO, largement relayées sur les réseaux sociaux.
- Les privilèges accordés aux SOCO sont spectaculaires : exonération d’impôts et de taxes pendant les dix premières années, suspension de la TVA, taux préférentiels pour les financements bancaires, priorité dans les baux de gré à gré sur le domaine de l’État (agricole et non agricole), ainsi que sur le domaine privé municipal et les forêts. Ces baux, d’une durée de 25 an prorogeable jusqu’à 40 ans, comportent une exemption de loyer pendant les cinq premières années. En cas de pluralité de demandes, un tirage au sort est prévu.
Pour les SOCO exerçant dans le transport, des privilèges spécifiques seront définis par des textes réglementaires.
III- ce n’est pas un modèle de développement viable
Dès leur instauration en 2022, tous les experts s’accordaient à dire que ce projet était mort-né, puisqu’il ne pouvait être viable ni procurer des solutions économiques ou sociales capables de transformer les modes de production, d’exploitation ou de services, aussi bien au niveau macroéconomique que microéconomique.
Cette recette de circonstance aux allures de bricolage populiste ne sert même pas la propagande présidentielle qui la présente comme une « révolution » susceptible d’apporter des réponses aux défis humains à l’échelle planétaire — ainsi que Kaïs Saïed l’a affirmé, sans rire, à plusieurs reprises. Les résultats maigres et dérisoires de ces sociétés ont cruellement trahi les attentes présidentielles.
Mais cet atterrissage brutal dans la réalité n’a pas découragé le président, obstiné à maintenir son vœu pieux.
En rappelant la théorie du cheval mort, Kaïs Saïed avoue implicitement, par ce nouveau texte, que son idée telle qu’il l’avait conçue en 2022 n’était ni réaliste ni réalisable. Il gâte aujourd’hui les SOCO par l’octroi de privilèges d’une largesse impériale, alors même que le pays connaît un déséquilibre vertigineux de ses finances publiques.
Malgré toutes ces facilités, ces sociétés demeurent un échec, car elles défient les logiques économiques et sociales.
Mais pourquoi, dès lors, le président Saïed y tient-il à ce point ?
Il est prêt à intervenir chaque fois pour les promouvoir ; d’ailleurs, une ligne budgétaire spécifique leur est allouée dans le projet de loi de finances.
Kaïs Saïed, bien qu’il ait toujours fait preuve d’un caractère lunatique et impavide, possède un sens certain de la tactique — ce qui n’est pas évident pour ce qui concerne les sociétés communautaires.
Si l’on ne se limite pas à concevoir ces sociétés comme un modèle économique, on peut discerner des éléments de réponse politiques à cet entêtement présidentiel. En effet, Kaïs Saïed confirme les soupçons de clientélisme politique : ces sociétés joueront le rôle de corps intermédiaires — rôle qu’il dénie à la société civile et aux partis politiques. Ce seront, en réalité, une sorte de soviets ou de kibboutzim à la tunisienne, viviers de « personnes honnêtes et patriotes » selon la définition saidienne, c’est-à-dire loyales au leader massimo, en échange de privilèges.
Une nouvelle et rustre version d’économie de rente populaire, cette fois.
En attendant l’approbation improbable des parlementaires, il est certain que de nouveaux décrets-lois viendront rafistoler cette institution rêvée par le président — et cauchemardesque pour l’économie du pays et les principes de l’État de droit —, au gré des besoins clientélistes du commandant suprême et des loyaux de ses sujets.