La diversion à laquelle le régime en place en Tunisie recourt sous couvert d’un discours populiste cache ses vrais agissements mais que les textes parus au Journal officiel de la République tunisienne (JORT) trahissent. On analysera régulièrement les textes révélateurs des politiques nébuleuses sévissant dans différents domaines.
On s’intéressera à deux textes parus au mois d’octobre 2024 : le décret-loi n°3 -2024 (1) et le décret 497-2024 (2)
- Le décret-loi n°3 -2024 [1] « dépénalisant la détention injustifiée d’argent liquide égal ou excédant à 10000 Dinars »
Ce décret-loi[2] modifie la loi n°54 -2014 du 19 août 2024 relative à la Loi de finances complémentaire de 2014 en abrogeant son article 16 qui disposait : « Art. 16 – Les sommes en espèces égales ou supérieures à 10.000 dinars dont l’origine n’est pas justifiée sont saisies sur la base d’un procès-verbal établi par les agents ci-après mentionnés : – les officiers de la police judiciaire, – les agents des douanes, – les agents du ministère chargé des finances dûment habilités à cet effet. Les sommes saisies sont déposées, sur ordonnance du Procureur de la République et dans un délai ne dépassant pas les 72 heures, à la Trésorerie générale de Tunisie ou à la trésorerie régionale territorialement compétente. Les procédures de saisie, de poursuite et de contentieux sont soumises aux dispositions prévues par le code des douanes. Le montant mentionné au premier paragraphe du présent article est réduit à 5000 dinars à partir du premier janvier 2016. ». Les mesures abrogées ont été prises dans le cadre de la politique de transparence et de lutte contre le blanchissement d’argent, le financement du terrorisme et la fraude fiscale d’autant que la Tunisie était classée dans la liste grise du groupe GAFI (Groupe d’Action Financière International). La tendance était de réduire au minimum l’usage du cash. D’ailleurs, il a été question de baisser ces sommes jusqu’à 3000 dinars. La réalité du terrain s’est traduite par le fait que nombre d’artisans et d’agriculteurs se sont vu extorqués leur argent par les policiers et les agents de la Garde nationale surtout lors des récoltes et de la vente de leurs produits agricoles ou la vente de bétails qui se fait en argent liquide. Incapable bien sûr de rappeler les agents de l’Etat à l’ordre, Kaies Saied a préféré abroger les dispositions de la loi au grand bonheur des acteurs du secteur informel et des trafiquants en tout genre. En l’absence de tout débat public, il est vraiment très difficile de comprendre dans quel cadre ce décret est promulgué. Une chose est sûre, le président n’a pas attendu la rentrée parlementaire prévue pour le 29 octobre et a promulgué une mesurette qui ne s’inscrit dans aucune vision ou stratégie. D’ailleurs, si le GAFI se manifeste, le président Saïed n’aura aucun scrupule pour rétro-pédaler sur la question.
- Décret n°497-2024 relatif aux formes et procédures spéciaux pour l’exécution des grands projets[3]
Le régime en place n’est pas très bavard sur ses programmes pour la réforme et la relance de l’économie tunisienne. Ce texte pourrait être un morceau du puzzle de sa vision de la réforme pour les secteurs économique et administratif. On s’interroge : s’agit-il d’une nouveauté ou plutôt d’un aveu d’inefficacité ? Une chose est sûre, la conception et l’action du président Saied ainsi que les remèdes qu’il impose se traduisent par plus de bureaucratie et moins de transparence, autant de conditions qui favorisent la corruption.
Pour ce qui est de la nouveauté de l’idée, elle ne l’est pas du tout puisqu’il s’agit de ressusciter le « comité des grands projets » crée sous la présidence de Ben Ali qui a mis son conseiller à sa tête. Il s’agissait d’un organe impliqué dans la corruption à grande échelle épinglé par le rapport de l’Instance de Vérité et Dignité ( publié la date ). Le nouveau comité est par contre affecté au premier ministère dont le statut selon la constitution de 2022 ne diffère guère de celui des conseillers de Ben Ali.
Il faut dire aussi que ce n’est pas la première fois que le président Saied tente une telle résurrection puisqu’il a publié le 19 octobre 2022, le décret-loi 68 -2022 relatif aux dispositions spéciales pour l’amélioration de l’efficacité de la réalisation des projets publics et privés. Il en fait d’ailleurs mention dans le préambule du nouveau texte qui reprend partiellement la matière du dit décret-loi 2022. Deux ans après le texte modifiant quelques règles en relation avec le PPP[4], un nouveau texte apporte des modifications aux procédures administratives des grands projets qui englobent aussi les PPP même si la teneur du texte couvre tous les projets publics. Mais le plus important d’un point de vue politique est le discrédit dont le président Saied fait preuve après deux ans de discours acerbes et critiques lors de ses visites surtout à l’occasion de sa campagne électorale déguisée. Il attaquait les lobbies accusés de corruption de s’allier avec ses détracteurs en Tunisie et à l’étranger pour le gel voire l’avortement des grands projets alors qu’il s’avère que les procédures administratives et leur traitement par le gouvernement font défaut. Ce qui offre aussi un autre exemple de la manière peu conventionnelle sinon hasardeuse avec laquelle la Tunisie de l’après-25 juillet 2021 est régie.
Mais quelle réponse apporte ce décret-loi censé redynamiser les grands projets[5] en cours ou gelés ? Il va sans dire que les causes sont multiples mais on peut dire qu’elles sont pour l’essentiel dues à la bureaucratie et à la corruption.
Paradoxalement, les remèdes prescrits par le président Saïed dans son décret-loi se résument justement à plus de bureaucratie et à moins de mesures anti-corruption.
Pour ce qui est de la bureaucratie, le nouveau texte ajoute une nouvelle commission administrative aux nombreuses commissions intervenant déjà dans ces projets sans même essayer de les harmoniser ce qui accroît le risque de conflits de compétences positifs ou négatifs et donc de retard. Déjà, le décret-loi 68-2022 en a créé une dans son article 3 « Il est créé une commission supérieure nommée « commission supérieure pour l’accélération de la réalisation des projets publics », présidée par le Chef du Gouvernement ou son représentant, chargée de trouver les solutions appropriées pour accélérer la réalisation des projets publics et prendre les mesures permettant de surmonter les difficultés rencontrées ». Curieusement, l’article 3 du nouveau texte prévoit la création auprès du premier ministère de « la commission des grands projets » qui est présidée par le chef du gouvernement et composée des ministres et du gouverneur de la Banque centrale. Sachant que la composition de la commission créée par le décret-loi précédant a été décidée par un arrêté du chef du gouvernement, le 13 juin 2023 [6] et se compose aussi de ministres (article 3) en plus des commissions techniques (articles 7et 8) et des commissions sectorielles (article 12 ,13 et 14). La question se complique davantage si on s’intéresse aux compétences attribuées aux deux commissions qui sont presque identiques.
L’article 4 du nouveau texte par exemple dispose que dans son avis pour l’attribution des marchés publics, la commission doit prendre en considération l’article 5 du décret-loi 2022 qui exonère les marchés publics qu’il encadre de contrôles préalables. L’article 10 du décret-loi 2024 semble apporter quelques éléments de réponse en disposant que les grands projets non gelés pour lesquels on a annoncé un appel d’offre ou on a entamé la négociation restent régis par les textes en vigueur. Donc la seule certitude qu’on a est que pour ce genre de projet le nouveau texte n’est pas rétroactif et a contrario,il l’est pour les projets gelés voire même pour ceux qui ont été résiliés. Avec tout ce que cela peut engendrer sur les droits des tiers et sur la situation de dépendance de la magistrature tunisienne.
Pour ce qui est de la transparence et les mesures anti-corruption il serait opportun de citer tout simplement les dispositions du texte qui traduisent la conception assez illogique du législateur en l’occurrence Kais Saied. En effet, il considère le contrôle a priori et la transparence des procédures administratives comme des entraves à l’efficacité du travail de l’administration. Ainsi, l’opacité et l’allégement pour ne pas dire l’anéantissement des mesures anti-corruption seraient, selon lui, le remède adéquat, agissant comme un renard dans un poulailler.
De maigres mesures de contrôle sont énoncés dans le texte comme l’article 3 qui attribue au « secrétariat permanent de la commission » la tache de vérifier la légalité des procédures relatives aux conclusions des contrats des projets et leur conformité avec les textes réglementaires applicables. Un secrétariat qui contrôle son propre organe et ses actes, une sorte d’auto-contrôle a posteriori. L’article 9 énonce aussi une autre forme de contrôle a posteriori, celui des services de contrôle des dépenses publiques et les contrôleurs d’état, ce qui est un contrôle de conformité formelle et non pas forcément d’opportunité.
L’article 6 du décret-loi illustre cette étrange conception. Bien que son 1er alinéa énonce « les marchés publics conclus pour réaliser les grands projets publics respectent les principes de l’efficacité, l’opportunité, la concurrence, la transparence et l’égalité des chances. » -on n’en demande pas plus- les autre alinéas de l’article 6 semblent découler d’un autre texte vu les possibilités ou les opportunités qu’ils offrent à la corruption et à la mauvaise gestion. L’article précise que l’administration peut recourir à des bureaux d’assistance technique tout au long du processus de la conclusion et de la réalisation des marchés. Déjà, cette possibilité n’est pas bien encadrée mais, le plus grave dans l’article 6, sont les formes possibles de conclusion des marchés et des contrats. Il avance trois formes qui ne sont pas en fait si différentes surtout quant à l’arbitraire du choix et l’opacité des procédures qui violent à la fois les principes d’égalité, des chances et de la concurrence et de la transparence et même le droit des citoyens à l’information.
La première forme est la négociation directe avec un agent économique choisi selon des critères évasifs et imprécis voire impressionnistes. Le texte précise que cela est valable pour les projets conclus dans le cadre de la coopération internationale bilatérale ou multilatérale sous réserve d’une disposition contraire dans la convention. Autrement dit, l’Etat tunisien ne tient pas aux procédures de transparence et de bonne gouvernance sauf si les autres parties y tiennent ; cela laisse présager des dérives et des déséquilibres ainsi que des doutes quant aux entités susceptibles de contracter avec ces conditions. Pour être précis, cette disposition vient généraliser la solution adoptée dans l’article 5 du décret-loi 68 -2022 « Les marchés publics financés par les organismes et institutions de financement extérieurs sont exemptés du contrôle préalable des commissions de contrôle des marchés publics ».
Les marchés publics cités dans le présent article demeurent soumis aux autres mécanismes de contrôle conformément à la législation et à la réglementation en vigueur.
Cette procédure s’applique également « aux marchés publics financés par les organismes et institutions de financement extérieurs ayant fait l’objet d’appels à la concurrence à la date de publication du présent décret-loi ».
Il est vrai que, d’un point de vue politique, ces dispositions font peu de cas du souverainisme tant martelé dans le discours du président Saied puisque en cas de financement étranger, les mécanismes de contrôle préalables doivent s’éclipser .Le président Saied persiste et signe puisqu’il étend ces mesures ou cette exonération à tous les grands projets ou du moins considérés comme tels par la nouvelle commission.
La deuxième forme est la consultation, pratique de corruption très pratique et très pratiquée en Tunisie. Elle consiste à choisir un agent économique complice qui choisit deux autres agents économiques ou plus qui participeront de façon formelle. Cette fraude peut même comporter plusieurs violations au droit de la concurrence autres celles du droit des marchés publics et au droit administratif.
La troisième forme est la négociation directe précédée par un choix préliminaire. On voit mal la différence avec la première forme si ce n’est à considérer que les critères de choix déjà larges et imprécis de la première forme ne sont plus applicables, ce qui serait encore plus grave.
Mais les violations instituées par l’article 6 ne se résument pas aux dispositions précitées. Cerise sur le gâteau, l’article ajoute que ces contrats sont exonérés de l’obligation de publication dans le logiciel des achats publics en ligne « TUNEPS » et du contrôle préliminaire des commissions des marchés publics.
On ne peut être plus explicite. Le législateur qui n’est autre que le président Kaïs Saied remédie à la bureaucratie par plus de bureaucratie et à la corruption en la favorisant puisque anéantissant les mesures de bonne gouvernance et de transparence. Cette dose de populisme ou anarchie pourrait-elle relancer les grands projets publics gelés ? La recette de « remédier le mal par ce même mal » objet d’un proverbe arabe[7] ne peut être un bon remède en droit, encore moins s’agissant de la gestion des affaires publiques. A moins que les buts recherchés ne soient pas ceux annoncés ! Quoiqu’il en soit, l’article 96 [8] du code pénal semble avoir un bel avenir devant lui et le bal entre les sièges ministériels et la prison d’El Mornaguia pouvoir continuer…
[1]Décret-loi du 14 octobre 2024, JORT n°126 du 15 octobre 2024, page 2806.
[2]Il s’agit d’un décret-loi pris pendant la vacance parlementaire de l’ARP.
[3] Décret du 24 octobre 2024, JORT n°130, pages 5301 à 5303.
[4]Partenariat public privé
[5]A en croire la propagande des médias pro-régime la modeste restauration de la piscine municipale du Belvédère en serait une illustration.
[6]Arrêté du chef du gouvernement fixant les attributions, la composition et les modalités de fonctionnement de la commission supérieure pour l’accélération de la réalisation des projets publics, JORT n°63-2023.
[7]A l’origine c’est un vers de poésie du célèbre poète arabe Abou Nawass répliquant à ceux qui le critiquent pour sa consommation abusive d’alcool.
[8]« Est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende égale à l’avantage reçu ou le préjudice subi par l’administration tout fonctionnaire public ou assimilé, tout directeur, membre ou employé d’une collectivité publique locale, d’une association d’intérêt national, d’un établissement public à caractère industriel et commercial, d’une société dans laquelle l’État détient directement ou indirectement une part quelconque du capital, ou d’une société appartenant à une collectivité publique locale, chargé de par sa fonction de la vente, l’achat, la fabrication, l’administration ou la garde de biens quelconques, qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l’administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l’avantage ou de préjudice précités. »