Le meurtre d’Aboubakar Cissé, jeune homme de 22 ans poignardé alors qu’il priait seul dans une mosquée de La Grand-Combe, dans le Gard, constitue un moment de bascule. Ce n’est pas seulement l’acte raciste d’un individu dérangé : c’est l’expression la plus brutale d’un climat politique et médiatique où l’islamophobie, loin d’être marginale, est systémique, instrumentalisée, et légitimée au sommet de l’État.
Ceci est un cri. Un cri venu du ventre. Un cri étouffé depuis trop longtemps.
Les autorités françaises ont refusé de qualifier l’acte de terroriste. Elles ont évacué le mobile islamophobe, préférant insister sur la santé mentale de l’assassin. Une telle posture, récurrente, reflète le déni officiel de l’islamophobie. Alors que les agressions, insultes et discriminations à l’encontre des musulman·es explosent, le pouvoir continue de nier son enracinement structurel.
Ce déni s’inscrit dans une continuité coloniale. Le musulman est encore vu comme un corps à surveiller, à intégrer de force ou à rejeter. La loi “contre le séparatisme”, les dissolutions arbitraires d’associations comme le CCIF ou Barakacity, les fermetures de mosquées, les fichiers S, tout cela participe d’une logique néocoloniale où les populations issues de l’immigration sont traitées comme des sujets suspects. En réalité, ce qui est qualifié de “séparatisme” n’est rien d’autre que l’autonomie politique, spirituelle ou associative des musulmans.
Cette logique d’exclusion ne date pas d’hier. Déjà en 2004, la loi interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique visait de manière ciblée le port du voile. Derrière l’universalisme affiché, cette loi a contribué à exclure des jeunes filles musulmanes de l’école au nom d’une laïcité dévoyée. Vingt ans plus tard, la circulaire contre l’abaya s’inscrit dans cette même lignée : une obsession vestimentaire qui masque mal une politique de racialisation des corps musulmans. Ces mesures ne protègent ni les femmes, ni la laïcité : elles assignent, stigmatisent et excluent.
Et maintenant, une nouvelle proposition de loi, déposée au Sénat, voudrait interdire le port du voile aux filles de moins de 15 ans. Sous couvert de “protection de l’enfance”, on infantilise, on disqualifie, on dicte à des adolescentes ce qu’elles doivent porter, penser, croire. On piétine leur subjectivité au nom d’une République qui les regarde d’abord comme des dangers.
Ce texte ne défend pas l’islam. Il défend la laïcité véritable. Celle qui protège, qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire. Celle qui n’impose pas, ne stigmatise pas, ne légifère pas contre un vêtement. Celle qui ne désigne pas un ennemi intérieur.
C’est une guerre symbolique. Une guerre contre les corps, les identités, les libertés musulmanes.
La proposition de loi sur les “Frères musulmans” s’inscrit dans cette dynamique : désigner un ennemi intérieur flou et mouvant, entretenir la peur, et renforcer les outils de contrôle. Ce projet, tout comme les lois antiterroristes qui l’ont précédé, vise à criminaliser les engagements musulmans et la solidarité avec les peuples opprimés, en particulier la Palestine.
Cette criminalisation n’est pas isolée : elle va de pair avec une alliance idéologique entre les droites occidentales et le projet sioniste, sur fond de guerre civilisationnelle. Tandis que l’antisionisme est assimilé à l’antismétisme, toute critique de la politique israélienne est perçue comme un signe de radicalité. Dans le même temps, les violences islamophobes en France sont relativisées, dépolitisées, dépersonnalisées.
Ce n’est pas une dérive. C’est un système.
Les défenseur·e·s des droits humains doivent donc refuser ce piège. Lutter contre l’islamophobie, ce n’est pas cautionner une idéologie : c’est défendre un principe fondamental d’égalité. C’est nommer les violences. C’est refuser qu’on banalise un meurtre comme celui d’Aboubakar Cissé. C’est refuser que les musulman·es deviennent les boucs émissaires d’une République qui a renoncé à l’universalisme.
Ce texte est un cri pour Aboubakar. Un cri pour celles qu’on humilie, qu’on dénude, qu’on exclut. Un cri pour les familles qu’on criminalise, pour les mosquées qu’on ferme, pour les enfants qu’on apprend à haïr dès la cour d’école.
Lutter contre l’islamophobie ne peut et ne doit pas se faire sans une condamnation claire et sans ambiguïté de l’antisémitisme. Mais refuser l’antisémitisme ne peut justifier son instrumentalisation politique. Ce n’est pas honorer la mémoire des victimes de la Shoah que d’accuser faussement des militant·es anticolonialistes ou des musulman·es d’antisémitisme dès qu’ils et elles dénoncent les crimes de l’État israélien. C’est affaiblir le combat contre toutes les formes de racisme. C’est diviser pour mieux régner.
Il est temps d’adopter un regard décolonial. Nommer l’islamophobie comme racisme spécifique. Reconnaître ses racines historiques. Dénoncer les complicités politiques et médiatiques. Défendre la liberté de conscience et d’organisation. Et honorer la mémoire d’Aboubakar Cissé non pas en silence, mais en résistance.
Comme l’écrit Louisa Yousfi, il nous faut « rester barbares ». C’est-à-dire refuser l’intégration à un récit qui nous nie. Refuser la civilisation de façade qui exclut, oppresse et déshumanise. Revendiquer nos luttes, nos colères, nos voix, nos mémoires. Rester barbares, c’est refuser de se taire. C’est répondre par la dignité.