Proposition de loi sur les notaires : une menace pour les droits de l’homme

À l’initiative d’une centaine de députés de l’Assemblée des représentants du peuple, un projet de loi organique relatif à l’organisation de la profession de notaire a été déposé depuis le 7 décembre 2023 sous le numéro 41/2023. Il a été soumis à la commission de la législation le 24 février 2024, qui a entamé la semaine dernière les auditions autour de ce texte ainsi que du projet de loi organique relatif à l’organisation de la profession des conseillers fiscaux.

Il s’agit d’un texte de 118 articles qui ambitionne de redonner un cadre à cette profession ancienne ayant survécu à plusieurs régimes juridiques tout au long de l’histoire de la Tunisie. L’institution notariale est intimement liée aux droits de l’homme et aux garanties fondamentales. Pourtant, ce projet — le plus important depuis la loi n°60/1994 du 23 mai 1994 actuellement en vigueur — semble profondément affecté par les vents populistes et liberticides qui soufflent sur la Tunisie depuis le 25 juillet 2021, tant il contient de menaces et de violations des acquis en matière de droits humains pour les citoyen·nes tunisien·nes. En voici quelques exemples :

Atteintes aux libertés, à la vie privée et à la protection des données personnelles : le notariat transformé en service de renseignement

La liste des nouvelles prérogatives exclusives accordées au notaire par le projet est démesurée : elle couvre tous les types de contrats. Cette volonté d’exclusion des autres professions peut être interprétée comme l’expression d’une conquête corporatiste. Mais l’article 26, qui énumère ces domaines contractuels très vastes, cache une offre clientéliste faite au pouvoir en place : accorder aux notaires la compétence exclusive, c’est interdire aux parties de contracter librement.

La contrepartie de cette exclusivité figure dans les motivations du projet, élaboré ou adopté — en tout cas — par la chambre des notaires. On peut y lire noir sur blanc que les notaires proposent de bénéficier de ces compétences exclusives en échange d’une collaboration avec les autorités fiscales et administratives. Cette proposition est formulée de manière totalement décomplexée : le paragraphe 3, page 5, stipule ainsi que « la rédaction d’actes de bail immobilier et de location, notamment sous forme d’acte authentique, permet de recueillir des renseignements précieux sur les personnes locataires, leur qualité, leur nationalité et toutes les informations relatives à leur identité et à la durée du bail, qui peuvent constituer des données précieuses pour les autorités sécuritaires et utiles à la prévention des crimes terroristes, lorsque celles-ci sont informées par le notaire rédacteur du contrat. »

Rien de plus explicite : la noble profession notariale serait réduite à un instrument de surveillance sécuritaire, où les données des clients — présumés terroristes, blanchisseurs d’argent ou fraudeurs fiscaux — seraient collectées puis transmises aux autorités, en violation des libertés individuelles, du droit à la vie privée et de la protection des données personnelles, sacrifiant le secret professionnel du notaire (traité de manière lacunaire dans l’article 52 du projet) au profit d’un État policier.

Droits des femmes, de la famille et de l’enfance

Parmi les nombreuses attributions listées à l’article 26 du projet figure une disposition qui remet en cause tous les acquis de la femme, de la famille et de l’enfance tunisiennes. En quelques mots, ce projet détruit des décennies d’émancipation, en contradiction flagrante avec toutes les constitutions, y compris celle de 2022. L’article 18 consacre les droits de la famille, l’article 51 impose à l’État de préserver et promouvoir les droits des femmes, et l’article 52 consacre les droits de l’enfant. Sans oublier les principes et dispositions du Code du statut personnel, qui considère le divorce judiciaire comme une question d’ordre public, y compris du point de vue du droit international public.

Ce projet semble réactiver le spectre de la répudiation, avec tous les drames et traumatismes qu’elle entraîne pour les femmes, les enfants et les familles. Il réduit le mariage à un simple contrat, niant sa dimension sociale essentielle. Cette forme de répudiation masquée est contraire à l’ordre public familial, et pourtant elle ne fait l’objet d’aucune justification dans les motifs accompagnant le projet.

Serait-ce un nouvel épisode de la relation tumultueuse entre le notariat tunisien et l’émancipation des femmes ? Rappelons qu’au siècle dernier, les notaires avaient radié leur confrère Tahar Haddad pour ses idées jugées contraires à la religion et aux traditions. Mais ses idées réformistes ont fini par triompher, notamment dans le Code du statut personnel, qui avait justement exclu tout rôle des notaires dans les procédures de divorce. Ce projet serait-il une revanche ? Quoi qu’il en soit, il constitue une menace réelle et une atteinte au principe de non-régression des droits des femmes, consacré par l’article 51 de la Constitution, ainsi qu’aux droits humains en général, tels que protégés par l’article 55, qui impose le principe de proportionnalité dans toute restriction de droits. Accroître le chiffre d’affaires des notaires — à supposer que cela soit nécessaire — ne saurait justifier la destruction de droits fondamentaux, surtout ceux qui fondent l’État moderne tunisien.

Atteinte au droit d’accès à la justice

Ce droit, garanti à la fois par la Constitution et les conventions internationales, est lui aussi violé à plusieurs niveaux dans ce projet. D’une part, à travers la force exécutoire des actes notariés ; d’autre part, par les obstacles dressés contre les justiciables souhaitant contester les actes ou diligences du notaire.

L’article 44 accorde aux actes notariés une force exécutoire ; l’article 45 permet même au notaire d’octroyer lui-même cette force à ses propres actes et d’en délivrer une copie exécutoire. En cas de litige, nul besoin de jugement : le créancier peut exiger l’exécution immédiate du contrat, indépendamment de toute contestation. Cela remet en cause l’essence même de la justice. Comment un acte notarié pourrait-il anticiper tous les différends possibles, sans porter atteinte aux droits des parties ? Sans parler des cas où une exécution immédiate serait difficilement réversible, même en cas de décision judiciaire ultérieure annulant l’acte.

Autre entrave grave : l’article 66, paragraphe 2, impose qu’une personne intentant une action contre un notaire verse un dépôt de 10 000 dinars à la Trésorerie générale, non restituable sauf en cas de condamnation définitive du notaire. Cette disposition, inspirée à tort de procédures spécifiques aux avocats, est manifestement anticonstitutionnelle. Elle viole le droit d’accès à la justice, présume la mauvaise foi du plaignant, et offre une impunité injustifiée aux notaires — impunité dont ne bénéficie même pas un Premier ministre ou un membre du pouvoir judiciaire.

L’article 69 va plus loin encore en interdisant au client de contester l’ordonnance du président du tribunal de première instance relative au paiement des honoraires et frais du notaire. Cela prive le justiciable de son droit à la révision des décisions, et ouvre grand la porte à l’arbitraire et à la corruption.

Enfin, l’article 83 prévoit que l’Ordre des notaires statue à la fois sur les plaintes et sur les sanctions disciplinaires. Ce cumul viole le droit à un procès équitable, tant pour le client que pour le notaire. Les fonctions disciplinaires relèvent des autorités publiques, surtout lorsque le notaire est considéré — comme le rappelle l’article 1 du projet — comme un officier public. Ce statut est d’ailleurs en contradiction avec la qualification de profession indépendante, affirmée dans le même article.

Nombreuses sont les condamnations émises par les organisations nationales, associations de la société civile et juristes à l’encontre de ce projet, qui trahit un opportunisme clientéliste de la part de notaires apparemment unanimes à soutenir ces régressions. Les rares notaires attachés aux principes des droits humains ne se font pas entendre ou réduits au silence. Les notaires semblent préférer des privilèges de rente aux principes fondamentaux des droits de l’homme.

Ce projet pourrait bien être un nouveau coup de poignard dans le dos des droits humains en Tunisie. Il est à craindre qu’aucune voix responsable ne s’élève au sein de l’Assemblée pour enrayer cette dérive.

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