Edito : Une société civile en voie d’étouffement

La liberté associative vacille en Tunisie. Ce qui était un acquis fondamental de la transition démocratique est aujourd’hui menacé par un contrôle toujours plus tatillon de l’État. Sous couvert de transparence et de bonne gouvernance, les réformes proposées dans le dernier rapport de l’Instance supérieure de contrôle Administratif et Financier (ISCAF) risquent de parachever l’étouffement progressif des associations, particulièrement celles qui défendent les droits humains et les libertés fondamentales.

Le renforcement du contrôle sur les financements étrangers, la centralisation des données des associations et l’intrusion des banques dans la surveillance des transactions forment un arsenal bureaucratique redoutable. Ces mesures ne sont pas anodines : elles ouvrent la voie à des restrictions arbitraires, à un ciblage politique et à la paralysie financière des associations critiques à l’égard du régime. La révision annoncée du Décret-loi n° 88 de 2011, qui garantissait jusque-là une relative autonomie à la société civile, ne laisse guère de doute sur l’objectif poursuivi : exercer un contrôle total.

Cette dérive s’inscrit dans un climat général de répression où les instruments juridiques sont détournés à des fins politiques. L’instrumentalisation de l’article 96 du Code pénal, qui criminalise l’abus de fonction, est devenue une arme politique sous Kaïs Saïed. Destiné à lutter contre la corruption, cet article est aujourd’hui détourné pour éliminer toute opposition. Responsables politiques, fonctionnaires, acteurs économiques : tous peuvent être accusés sur la base d’une définition vague et subjective de l’« atteinte à l’intérêt public ». La justice, soumise au pouvoir exécutif, devient un outil de règlement de comptes.

Dans ce climat de répression grandissante, le désespoir gagne du terrain. Une vague d’immolations secoue la Tunisie depuis décembre 2024, rappelant le geste tragique de Mohamed Bouazizi en 2010. Dix cas en trois mois, dans des régions marginalisées où la pauvreté et le chômage ne cessent de croître. Ces actes de détresse disent l’échec du pouvoir à répondre aux aspirations sociales et économiques du peuple tunisien.

La crise judiciaire en est une autre facette. L’opposante Abir Moussi, en dénonçant la soumission des juges au pouvoir et en refusant de se plier aux décisions d’une justice instrumentalisée, met en lumière l’effondrement de l’État de droit. Sans cour constitutionnelle, sans séparation des pouvoirs, la Tunisie se transforme en un État où les procès politiques deviennent la norme et où l’exécutif dicte ses volontés à une magistrature réduite à une simple chambre d’enregistrement.

À l’international, le double discours tunisien est tout aussi édifiant. Alors que le gouvernement vante son engagement en faveur des droits des migrants devant l’ONU, il intensifie sur le terrain la répression des défenseurs des droits humains et instrumentalise la question migratoire pour obtenir des financements européens. Le cas d’Abdallah Saïd, arrêté pour son engagement en faveur des réfugiés, illustre cette hypocrisie d’un pouvoir qui se drape de principes humanitaires tout en les piétinant allègrement.

Enfin, la récente loi n°1-2025, modifiant le décret-loi sur l’établissement Fidaa (Fondation pour la protection des victimes des attentats terroristes, des militaires, des forces internes de l’ordre, de la douane), montre comment le régime actuel privilégie les forces sécuritaires, garantes de son maintien, au détriment des victimes de la révolution et de la condamnation des abus du passé. Cette hiérarchisation des droits traduit un effacement progressif de la mémoire révolutionnaire au profit d’un système où la protection des alliés du pouvoir passe avant toute considération de justice et d’équité.

Face à cette accumulation de dérives, une question se pose : que reste-t-il des aspirations démocratiques portées par les Tunisiens en 2011 ? Les mécanismes de surveillance et de répression se durcissent, les espaces de liberté se rétrécissent, et la voix de la société civile est de plus en plus étouffée. Si la Tunisie conserve encore l’apparence d’un État démocratique, elle est en réalité engagée dans une spirale où la transparence devient un prétexte au contrôle, la justice un instrument de persécution, et la gouvernance un masque pour la répression.

Le réveil de la société civile et la mobilisation des citoyens seront cruciaux pour éviter que cette dérive ne devienne irréversible. Car si l’histoire récente de la Tunisie nous enseigne une chose, c’est que le peuple a déjà refusé la dictature. L’avenir dira s’il saura, une fois de plus, faire entendre sa voix.

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