Il est des histoires qui, à elles seules, révèlent les rouages d’un système. Celle d’Adem Rezgui, jeune Tunisien de 21 ans, condamné à 30 ans de prison au lieu de son frère décédé, est une allégorie du naufrage judiciaire que traverse aujourd’hui la Tunisie. Une affaire injuste, absurde, cruelle – mais loin d’être isolée.
Les faits remontent à 2022. Son frère, Mohamed, était poursuivi pour l’agression d’une personne. Recherché par la justice, il réussit à quitter le pays. Adem est alors pris en otage – il n’y a pas d’autre mot – pour contraindre Mohamed à se rendre. Puis condamné, à sa place, à 30 ans de prison ferme.
Mohamed est décédé en Allemagne où il s’était réfugié. Son corps a été rapatrié en Tunisie et son identité formellement confirmée par les autorités. Pourtant, Adem demeure derrière les barreaux. Non parce qu’il est coupable, mais parce que libérer un innocent reviendrait à reconnaître une faute d’une extrême gravité. Plutôt que de réparer, l’État falsifie : il modifie les charges pour maintenir en détention un homme dont l’innocence est pourtant établie.
Cette logique glaçante fait écho à une autre affaire, plus médiatisée : le procès dit du “complot contre la sûreté de l’État”. Là aussi, des citoyen·ne·s sont détenus sans preuves, sur la base de témoignages anonymes, sans confrontation, parfois même jugés à distance, dans des procès dont les verdicts semblent écrits d’avance. Là encore, ce ne sont pas les faits qui comptent, mais la volonté politique de punir, d’intimider, de neutraliser. La justice devient un instrument de pouvoir, une scène où se rejoue inlassablement la mise au pas de toute dissidence, de toute voix dissonante.
Dans l’affaire d’Adem comme dans celle du “complot”, c’est bien la perversion complète de l’idée de justice qui est en jeu. Un système où reconnaître une erreur est perçu comme une menace, où la vérité devient un fardeau à dissimuler, où l’innocence elle-même devient suspecte.
Adem est aujourd’hui l’otage d’un État qui sacrifie ses citoyens pour préserver sa façade d’infaillibilité. Comme les détenus du “complot”, il incarne une vérité que le régime veut étouffer. Car admettre qu’on enferme à tort, c’est ouvrir la voie à l’effondrement de toute légitimité, si tant est qu’il en ait encore une.
La morale est brutale : dans la Tunisie de Kaïs Saïed, le droit ne protège plus, il écrase. Ce n’est plus la justice qui guide l’action de l’État, mais la peur de perdre le contrôle – fût-ce au prix de la dignité humaine. Adem n’est pas un cas isolé : il est le miroir de ce que devient la Tunisie, un pays où le pouvoir fabrique des coupables et détruit les innocents pour ne pas avoir à se regarder en face.