L’indépendance de la justice, sous la Constitution et les décrets-lois de Kaïs Saïed, est un mythe auquel seuls les patriotes — au sens qu’il leur donne — peuvent encore feindre de croire.
La fonction judiciaire, telle que définie par la Constitution de 2022 élaborée par Kaïs Saïed, porte bien son nom : il ne s’agit plus d’un pouvoir judiciaire chargé de rendre la justice et de trancher les différends selon le droit, mais d’un appareil qui joue deux rôles essentiels dans la conception qu’il en a.
D’abord, c’est un outil de répression contre toute personnalité ou voix dissidente, ou contre toute personne qu’il faut condamner pour corroborer le récit présidentiel. Ensuite, c’est un instrument de propagande, puisque le « justicier » clément Kaïs Saïed et sa communication présentent ces victimes, supposés malfrats, comme des trophées de chasse ou des otages de sa prétendue « guerre contre la corruption ». Au diable le respect des principes et des normes du droit à un procès équitable.
Un jugement a ainsi été rendu tard dans la nuit du 6 octobre 2025 par la chambre criminelle spécialisée du pôle anti-corruption du tribunal de première instance de Tunis à l’encontre de l’ancien ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, condamné par contumace à six ans de prison, et de l’ancien directeur général de l’Office des Tunisiens à l’étranger, Abdelkader Mhadhebi, condamné à trois ans de prison. Ces condamnations reposent sur des faits prétendus de corruption en lien avec la nomination d’attachés sociaux à l’étranger entre 2017 et 2019 — curieusement sans que les bénéficiaires ne soient eux-mêmes condamnés.
Monsieur Mohamed Trabelsi est diplômé en sciences sociales et en sciences de la presse et de l’information. Il a également suivi la formation de l’Institut de défense nationale. Militant et responsable syndical, ancien secrétaire général adjoint de l’UGTT et directeur des activités des travailleurs pour l’Afrique du Nord au bureau régional de l’Organisation internationale du travail, il a intégré plusieurs gouvernements depuis 2016 en tant que ministre des Affaires sociales, mais aussi ministre de la Santé par intérim, avant d’être révoqué inconstitutionnellement après le coup d’État du 25 juillet 2021.
Comme toutes les figures politiques de la décennie de transition démocratique — taxée de «décennie noire » par Kaïs Saïed et ses partisans —, Mohamed Trabelsi a fait l’objet de poursuites judiciaires montées de toutes pièces, aux scénarios qui ne tiendraient pas même dans une comédie de cinéma.
Dans l’affaire objet du jugement précité, c’est le scénario classique et abstrait de l’article 96 du Code pénal qu’on applique indistinctement à tous les anciens responsables jugés opposants de Kaïs Saïed, ou dont la condamnation est nécessaire pour justifier le narratif présidentiel de la « corruption » des responsables de ladite décennie.
La recette est simple : une décision émanant d’un ministre ou d’un responsable sous sa tutelle, à laquelle on prétend un dommage pour l’État, et le tour est joué. C’est la corruption au sens du très vague article 96 et suivants du Code pénal, qui incrimine tout avantage accordé à soi-même ou à autrui, ou tout dommage subi par l’administration, du fait d’un fonctionnaire public usant de sa qualité.
La jurisprudence, façonnée sous les instructions de la ministre de la Justice Leïla Jaffel, qui nomme et révoque les magistrats par simple note de service et sous la menace constante de leur révocation par le président de la République, a transformé ces textes en armes de destruction judiciaire massive. Tout entre désormais dans la qualification de corruption, même quand le responsable n’était pas compétent pour la décision incriminée, ou lorsque la question relevait simplement de l’opportunité administrative. Une véritable pêche au chalut.
Le CRLDHT :
- Condamne fermement cette instrumentalisation incessante et défigurante de la justice tunisienne à des fins politiciennes et propagandistes ;
- Exprime sa sincère solidarité avec Monsieur Mohamed Trabelsi et réitère son soutien à toutes les victimes des aberrations du régime en place ;
- Appelle le peuple tunisien et la société civile à persévérer et à multiplier les initiatives de résistance pacifique contre cette menace existentielle à l’État de droit et à la République qu’incarne le régime de Kaïs Saïed, afin de restaurer l’expérience démocratique d’une manière plus mûre et méthodique.