La Tunisie d’abord, la dignité toujours

Non, nous ne demandons pas l’ingérence. Non, nous ne prônons pas de sanctions collectives contre le peuple tunisien. Non, nous ne quémandons pas de tutelle étrangère. Ce que nous exigeons est autrement plus fondamental : que cesse le soutien, direct ou indirect, au système de répression qui broie aujourd’hui en Tunisie toutes les voix dissidentes. Que ceux qui prétendent défendre les droits humains en Europe cessent de financer leur négation ailleurs. Et que les responsables des violations soient nommés, visés, sanctionnés – non pas au nom d’une vengeance, mais au nom du droit.

Les attaques médiatiques et politiques qui ont visé les signataires de la lettre adressée à Mme Kaja Kallas, Haute Représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, ont tenté de transformer une initiative de responsabilité en un acte de trahison. C’est une inversion malhonnête, bien connue des régimes autoritaires : dénoncer comme “appel à l’étranger” toute interpellation éthique adressée aux puissances complices. Mais il est temps de le rappeler fermement : ce que nous remettons en cause, ce n’est pas la Tunisie – c’est son saccage. Ce que nous voulons, ce n’est pas punir – c’est protéger.

La lettre ne vise ni le peuple tunisien, ni l’État en tant qu’institution. Elle ne propose aucune coupure d’aide humanitaire, ni gel des programmes de coopération économique ou sociale. Elle demande, dans un cadre strictement juridique, l’application de mesures ciblées contre des individus – politiques, juges, hauts fonctionnaires, membres des services de sécurité – identifiés comme auteurs ou complices d’exactions. Ces mesures existent déjà dans le droit européen. Ce que nous faisons, c’est rappeler à l’Union européenne ses propres engagements : l’article 2 de l’accord d’association UE-Tunisie stipule clairement que le respect des droits humains en est un pilier essentiel.

Loin d’une posture néocoloniale, cette démarche s’appuie sur une lecture rigoureuse du droit international et européen. Elle s’adresse aux institutions, mais aussi à la société civile européenne, aux parlementaires, aux médias, aux citoyen·nes : à tous ceux qui refusent que les fonds publics servent à financer la répression. Elle distingue ceux qui soutiennent la démocratie de ceux qui se taisent ou pactisent avec la dictature. Elle refuse l’impunité, quelle que soit la puissance de celui qui l’organise.

Certains, pour disqualifier notre démarche, brandissent le soutien ou le silence complice de l’Union européenne face au génocide en cours à Gaza. Et ils ont raison de dénoncer l’hypocrisie, les doubles standards, la lâcheté des puissances occidentales. Oui, l’Union européenne se déshonore en armant Israël, en couvrant ses crimes, en piétinant le droit international au nom d’intérêts stratégiques. Mais faut-il, pour autant, renoncer à exiger de cette même Union qu’elle respecte au moins ses propres engagements, là où elle continue à se présenter comme partenaire des droits humains ? Ce n’est pas parce qu’elle trahit les Palestiniens qu’il faudrait l’autoriser à soutenir, en silence, d’autres régimes répressifs. Ce n’est pas parce que sa politique est cynique qu’il faut renoncer à lui opposer ses propres textes, ses propres règles, ses propres traités. Dénoncer l’UE à Gaza et la contraindre à la cohérence en Tunisie, ce n’est pas une contradiction : c’est la même bataille pour le droit, sans hiérarchie, sans frontières.

Quant à ceux qui crient à la “trahison”, au “recours à l’étranger”, à la “honte nationale” – qu’ils aillent parler aux familles de prisonniers politiques, aux avocats harcelés, aux juges démis, aux migrants torturés. Qu’ils aillent leur dire que la souveraineté se paie par la négation de la dignité. Car c’est là le vrai renversement : la souveraineté, ce n’est pas le droit d’opprimer – c’est le devoir de protéger.

Le débat est déformé pour détourner les regards du fond : un appareil d’État de plus en plus autoritaire, qui criminalise l’opposition, instrumentalise la justice, militarise les institutions, et organise le silence par la peur. La campagne de diffamation lancée contre celles et ceux qui défendent le droit n’a qu’un but : intimider, faire taire, fragmenter. Mais nous refusons de céder. Nous ne sommes pas en position de défense. Nous sommes en position de légitimité.

Nous le savons : certaines critiques proviennent aussi d’ami·es sincères, qui craignent une polarisation accrue ou redoutent des précédents historiques douloureux. À ces voix, nous disons : nous vous entendons. Mais dans le contexte actuel, le silence est une compromission. Nous ne voulons pas parler à la place des Tunisiens opprimés : nous parlons avec eux, pour eux, parce que nous sommes eux. Notre seul agenda est la dignité, la justice, la liberté. Pas demain. Maintenant.

Ce combat n’est pas contre la Tunisie. Il est pour elle. Pour une Tunisie qui retrouve le souffle de la révolution, la parole libre, la presse indépendante, la justice équitable. Pour une Tunisie où la critique n’est pas trahison, où l’opposition n’est pas crime, où la souveraineté n’est pas un prétexte au bâillon.

Nous sommes prêts à débattre, à dialoguer, à construire avec toutes celles et ceux qui rejettent la dictature. Mais nous ne transigerons pas sur l’essentiel : le droit n’est pas un luxe. La dignité n’est pas une option. Le silence n’est pas une stratégie.

La lettre à Mme Kallas n’est pas un point d’arrivée. Elle est un point de départ. Pour une solidarité internationale plus lucide, plus cohérente, plus exigeante. Pour une communauté de lutte sans hiérarchies ni frontières. Pour que les mots aient encore un sens – et que ceux qui les paient de leur liberté ne soient pas seuls.

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