Introduction
À l’initiative du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT), une rencontre d’une rare intensité politique et intellectuelle s’est tenue le 15 mai 2025 au CICP à Paris, portant sur les impacts de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union européenne en Tunisie. Intitulée « Politiques migratoires de l’UE : quels impacts en Tunisie ? », cette table ronde est intervenue un an après une vague de répression qui a frappé les actrices et acteurs engagés dans la défense des droits des personnes exilées. Militants, chercheurs, parlementaires, membres d’ONG et proches de prisonnier·es politiques y ont réaffirmé la nécessité de déconstruire les discours de sécurité et de mettre à nu les logiques d’une coopération européenne qui, sous couvert de gestion des flux, alimente la répression et la délégitimation des solidarités.
Une coopération sécuritaire au mépris des droits fondamentaux
Posant les jalons d’une analyse rigoureuse, l’intervention introductive d’Ysé El Bouhali Bouchet s’est penchée sur l’économie politique de l’externalisation. Selon les observations du CCFD Terre Solidaire, la Tunisie figure parmi les cinq pays prioritaires de la France en matière de “coopération migratoire”. Entre 2015 et 2024, l’Union européenne y a injecté plus de 200 millions d’euros, en majorité consacrés à la gestion frontalière. En 2023, un nouvel accord franco-tunisien, sans conditionnalité sur les droits humains, a prévu 26 millions d’euros supplémentaires pour la formation des forces de l’ordre, l’achat de matériel de surveillance et la lutte contre l’immigration dite “irrégulière”.
Malgré les multiples interpellations, le ministère français de l’Intérieur a refusé tout accès aux informations budgétaires, contraignant les organisations à engager une action en justice. Cette coopération aveugle s’est soldée, sur le terrain, par des pratiques gravement attentatoires aux droits humains : refoulements illégaux aux frontières libyenne et algérienne, abandons de migrants dans le désert sans ressources, et soupçons de traite d’êtres humains impliquant des agents étatiques.
Une logique idéologique assumée : l’analyse de la fermeture européenne
Sur un autre plan, la dénonciation du cadre idéologique de cette politique fut au cœur d’une critique structurelle : l’externalisation n’est pas simplement une gestion technique des mobilités, mais bien un projet politique articulé autour de la peur, de la race et du contrôle. Le Pacte européen sur la migration, adopté en 2024 malgré l’alerte de plus de 160 ONG, constitue la matrice de cette logique.
L’accord UE-Tunisie de 2023, doté de 105 millions d’euros, a été signé dans un climat autoritaire, illustré par les propos racistes de Kaïs Saïd en février de la même année. Dans cette configuration, Frontex joue un rôle central, outil technocratique d’une Europe forteresse. Sa responsabilité dans les refoulements en mer, sa complicité dans les interceptions violentes, et son opacité structurelle en font une institution que Danièle Obono, députée La France Insoumise, appelle à démanteler sans délai.
La mer abandonnée : naufrages et entraves au sauvetage
Déplaçant le regard vers les conséquences maritimes de ces choix, la discussion s’est orientée vers les effets concrets de l’abandon par les États de leurs missions de sauvetage. Depuis 2015, les ONG, telles que Sea-Watch, ont repris une partie des responsabilités jadis assumées par l’Italie via le programme Mare Nostrum.
La délégation des zones SAR à la Libye (2018) et à la Tunisie (2023) permet aux États européens de se soustraire à leurs obligations. En septembre 2024, 21 personnes ont disparu dans une zone sous responsabilité maltaise, faute d’intervention. Cette passivité s’accompagne de mesures législatives : les lois Piantedosi et Flussi, adoptées en Italie en 2023 et 2024, imposent des ports d’arrivée lointains et multiplient les entraves administratives à l’action des ONG, comme l’a détaillé Bérénice Gaudin, chargée de plaidoyer chez Sea-Watch.
Expulsions massives et mort administrée
Sur le plan de la circulation imposée, la parole a porté sur les expulsions de ressortissants tunisiens. Le durcissement des politiques européennes a permis qu’en 2024, plus de 1200 expulsions soient effectuées à destination de l’aéroport de Tabarka, érigé en zone d’exception.
Les méthodes employées dans ce processus relèvent de la violence institutionnelle : détentions sans jugement, sédations forcées, maltraitance. Le silence entourant la mort de Louay Ben Abdelatif, survenue dans un centre italien, est le symptôme d’un système déshumanisant. De plus, la judiciarisation des gestes solidaires en Tunisie achève de faire peser sur les citoyens la charge d’un contrôle imposé de l’extérieur. C’est ce qu’a vigoureusement dénoncé Majdi Karbai, ancien député tunisien.
Le cas Sherifa Riahi : le visage d’une répression ciblée
Incarnant le niveau d’injustice atteint, l’affaire Sherifa Riahi a été présentée comme emblématique de la criminalisation des engagements humanitaires. Ancienne directrice de Tunisie Terre d’Asile, Sherifa a été arrêtée en mai 2024 pour des faits qu’elle n’aurait pas pu commettre en tant que responsable, n’occupant plus aucune fonction au moment des faits.
Son placement en détention, les restrictions de visite imposées à sa famille, notamment à son nourrisson, et l’utilisation de la loi antiterroriste à des fins manifestement politiques, désignent une stratégie répressive visant à décourager tout activisme solidaire. Ce cas, loin d’être isolé, s’inscrit dans une politique systématique de dissuasion. Le témoignage poignant de Zeineb, sa cousine, a rappelé que Sherifa n’est que l’un des nombreux visages de cette répression ciblée.
Vers une souveraineté des droits et des solidarités
Ce moment de réflexion partagée a déployé un espace d’analyse où s’est nouée la critique articulée d’un système migratoire européen devenu, sous les apparences de la rationalité gestionnaire, un régime d’exception permanent. Les frontières ne sont plus simplement géographiques : elles traversent les corps, les discours, les lois, elles assignent, excluent, disqualifient. Dans ce contexte, l’externalisation des compétences migratoires vers des États autoritaires constitue bien plus qu’un renoncement à la souveraineté morale de l’Europe : elle en est l’abjuration active. Les migrations, ainsi que ceux et celles qui les soutiennent, sont réduits au silence, à la déshumanisation, à l’invisibilisation. Mais cette rencontre a aussi révélé, en creux, la puissance politique de la solidarité : celle qui, même entravée, persiste à nommer l’injustifiable, à dénoncer les complicités, et à réclamer, contre vents et murs, l’égalité effective des droits.