La Cour constitutionnelle : l’énième échec de Kaïs Saïed

Le 4 décembre 2025, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a condamné pour la troisième fois la Tunisie pour l’absence de Cour constitutionnelle, dans sa délibération relative à l’affaire 61/2019 Elyssa (un pseudonyme) contre la République tunisienne. La requérante y est reconnue victime d’une violation de son droit à un procès équitable, faute de pouvoir contester la constitutionnalité de l’article 236 du Code pénal, un article qui réprime l’adultère sans pour autant définir l’élément matériel dudit crime, ce qui est contraire au principe de légalité des crimes et des peines.

La Tunisie avait déjà été condamnée par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples le 22 septembre 2022 dans l’affaire 017/2021 Brahim Belghith contre la République tunisienne. La Cour avait alors enjoint à l’État tunisien de mettre effectivement en place et de faire fonctionner une Cour constitutionnelle en tant qu’organe judiciaire indépendant, en tant que mesure structurelle visant à prévenir la répétition des violations constatées, dans un délai de deux ans à compter de la signification de l’arrêt.

Le 13 novembre 2024, la Cour africaine a réitéré sa sentence dans la délibération de l’affaire Samia Zorgati contre la République tunisienne, avec un délai d’exécution plus court, à savoir six mois à compter de la signification de l’arrêt.

À trois reprises donc, la Cour exige la mise en place effective et fonctionnelle de la Cour constitutionnelle, en vain. Le chargé du contentieux de l’État, dans son rapport d’exécution relatif à l’affaire 017/2021, a prétendu qu’avec l’élection des représentants du peuple, le texte nécessaire à la mise en fonction d’une Cour constitutionnelle serait imminent, affirmations également reprises par le président Kaïs Saïed lui-même lors de la promulgation de sa Constitution de 2022. À quoi le requérant a répliqué que, outre l’absence de toute prévision budgétaire pour la création et le fonctionnement de cette Cour dans les budgets successifs de ces dernières années, la Constitution de Kaïs Saïed a complètement défiguré la Cour constitutionnelle, laquelle ne peut être, dans sa conception même, ni indépendante ni fonctionnelle.

La Cour constitutionnelle de Kaïs Saïed

La Cour constitutionnelle, telle que régie par la Constitution de 2022, diffère substantiellement de celle conçue en 2014, où les membres de la Cour étaient élus ou désignés par le Conseil supérieur de la magistrature, l’Assemblée des représentants du peuple et le président de la République. Dans la Constitution de 2022, les membres sont désignés par décret, bien entendu présidentiel.

Le premier tiers des membres est composé des plus anciens présidents de chambres à la Cour de cassation, le deuxième tiers des plus anciens présidents de chambres de cassation ou de chambres consultatives relevant du Tribunal administratif, et le dernier tiers des plus anciens membres de la Cour des comptes.

Ce qui signifie que le président de la République, grâce aux prérogatives qu’il s’est arrogées avec le décret-loi n°11/2022, contrôle complètement la composition de cette Cour. D’ailleurs, l’épouse de Ghazi Chouachi, qui est présidente de chambre à la Cour de cassation, a été illégalement mutée par une note de service de la ministre de la Justice afin de parer à l’éventualité de sa participation à la composition de la Cour, et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres.

Les compétences extra-judiciaires de la Cour ont été anéanties par la nouvelle Constitution. Elle n’arbitre plus les différends entre le président de la République et le Premier ministre, ce qui s’explique par l’architecture monocéphale de l’exécutif instaurée par la Constitution de 2022, où le gouvernement est réduit à une sorte de secrétariat de la présidence de la République, chargé d’exécuter les politiques et les programmes selon ses instructions, comme clairement énoncé à l’article 111.

Contrairement à la Constitution de 2014, et preuve de l’autoritarisme abusif de la Constitution de 2022, les députés de l’Assemblée des représentants du peuple ne peuvent plus émettre une motion motivée visant à mettre fin au mandat présidentiel pour violation grave de la Constitution, comme le prévoyait l’article 88 de la Constitution de 2014.

Il est donc manifestement évident que cette Cour, telle que conçue dans la Constitution de 2022, ne peut être qualifiée d’organe judiciaire indépendant, au regard de l’immixtion directe de l’exécutif dans sa composition et de la réduction drastique de ses compétences. Dans le meilleur des cas, une fois instaurée, elle ne serait qu’une cour formelle, mise au pas et docile, offrant un simple simulacre de respect de l’État de droit et de la Constitution.

Comment expliquer la récalcitrance de Kaïs Saïed

Si la Cour constitutionnelle, au sens de la Constitution de 2022, est entièrement contrôlable par le régime en place, comment expliquer ce retard persistant, voire ce refus assumé, d’instaurer ladite Cour ?

L’article 109 de la Constitution de 2022 permet d’éclairer cette attitude. Ce texte dispose :
« En cas de vacance de la Présidence de la République pour cause de décès, de démission, d’empêchement absolu ou pour toute autre cause, le Président de la Cour constitutionnelle est alors immédiatement investi provisoirement des fonctions de Président de l’État pour une période allant de quarante-cinq jours au moins à quatre-vingt-dix jours au plus… »

Kaïs Saïed sait pertinemment que la Cour constitutionnelle, telle que conçue dans sa Constitution, ne constitue pas une menace pour son exercice du pouvoir. En revanche, dès lors qu’il est question d’un scénario de vacance ou de mise à l’écart, aucune concession n’est envisageable. Il est conscient que la pérennité de son règne, pourtant dépourvu de toute assise institutionnelle durable, repose sur l’absence d’une alternative crédible pour sa succession. Cela explique l’ampleur des violations qu’il a commises et qu’il continue de commettre afin d’empêcher l’émergence de toute offre politique susceptible de le déstabiliser et, surtout, de capter l’attention ou le soutien des forces rigides internes ainsi que des acteurs étrangers influents.

Le refus, à première vue incompréhensible, d’instaurer la Cour constitutionnelle n’est donc pas lié à la crainte de son rôle juridictionnel, mais au fait qu’en s’abstenant de la mettre en place, Kaïs Saïed se prémunit contre toute éventuelle application de l’article 109, y compris par l’armée, ce qui en dit long sur le degré de confiance régnant entre les différentes composantes de ce régime. Obsédé par l’histoire sans véritablement en tirer les leçons, Kaïs Saïed, conscient de la dégradation de sa santé physique et mentale, ne veut pas prendre le risque d’un « coup d’État médical » à l’image de celui du 7 novembre 1987.

Problème de la vacance

La vacance au niveau de la présidence de la République en Tunisie a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, entre ceux qui prônent un retour à la Constitution de 2014 et ceux qui iraient jusqu’à ressusciter le funeste décret présidentiel n°117/2021, un texte moyenâgeux ayant fait l’objet d’une condamnation internationale.

Il est vrai qu’une vacance à la tête de l’État serait problématique à bien des égards, notamment en raison de l’absence de base légale claire, y compris au regard de l’arsenal normatif unilatéral mis en place par Kaïs Saïed, lequel, comme tout dictateur, cherche à semer le chaos après lui.

Toutefois, une issue légaliste, judiciaire et conforme aux obligations constitutionnelles et internationales de la Tunisie demeure possible, car l’exécution de l’arrêt 017/2021 de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples constitue bien plus qu’une simple obligation internationale : elle offre un cadre légal, judiciaire et légitime pour sortir de l’impasse institutionnelle actuelle et engager un processus de retour à la démocratie constitutionnelle en Tunisie.

En effet, la Cour continentale a, entre autres, ordonné à la Tunisie ce retour, en fixant un délai de deux ans, ce qui offre, sur le principe, une solution légale. Pour ce qui est du détail procédural et de la mise en œuvre concrète, il s’agit d’une question souveraine qui relève du consensus national ou, à tout le moins, du plus large spectre politique tunisien, appelé à meubler ce cadre institutionnel à la lumière des principes de l’État de droit et de la recherche d’une légitimité démocratique équilibrée.

Il serait temps d’y penser avant que tout le monde ne soit pris par la nécessité événementielle et la carence institutionnelle.

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