Derrière les barreaux de la république : une explosion carcérale révélatrice de l’Etat autoritaire tunisien (2022-2025)

Les conditions de détention dans les prisons tunisiennes continuent de se dégrader, suscitant de vives inquiétudes quant au respect des droits fondamentaux des détenu·e·s. Depuis plusieurs mois, de nombreux témoignages font état d’abus et de mauvais traitements, soulignant l'urgence d'une réforme pénitentiaire en Tunisie.

Une croissance carcérale inédite dans l’histoire postrévolutionnaire

Entre 2021 et 2023, la population carcérale en Tunisie a augmenté de plus de 10 000 détenus, passant de 21 000 à 31 000 personnes incarcérées, selon un rapport de la LTDH sur les prisons de 2022-2025. Cette hausse brutale de près de 50 % en deux ans dépasse largement les moyennes historiques observées depuis 2011. Elle marque un tournant inquiétant : la prison devient un outil central de régulation sociale et politique dans la Tunisie de l’après-25 juillet 2021.

Cette inflation carcérale ne résulte pas d’une explosion du crime violent, mais bien d’un usage croissant de la détention préventive, du durcissement des poursuites pour des infractions mineures ou « morales », et d’une instrumentalisation sécuritaire de la justice contre les opposants, les pauvres et les minorités.

Surpopulation chronique et inhumanité quotidienne

Cette montée en flèche du nombre de détenus s’est traduite par une aggravation structurelle de la surpopulation carcérale. Le rapport de la LTDH souligne que le taux d’occupation atteint 150 % à 200 % dans de nombreuses prisons, avec des cellules prévues pour 4 personnes en accueillant parfois 8 à 10.

Cette saturation entraîne :

  • Dormir à même le sol, faute de lits ou de matelas,
  • Insalubrité généralisée, avec toilettes bouchées, douches rares et propagation de maladies de peau,
  • Rations alimentaires insuffisantes, voire dégradées,
  • Privation d’accès aux soins médicaux, aggravée par le manque de personnel soignant qualifié et l’indisponibilité des médicaments.

Le caractère punitif de la prison n’est plus celui de la privation de liberté, mais celui d’une exposition permanente à la souffrance physique, psychologique et sociale.

L’institutionnalisation de la brutalité et la banalisation de l’humiliation

La violence institutionnelle est omniprésente : fouilles à nu systématiques, agressions verbales, passages à tabac, sanctions collectives, pressions sur les familles lors des visites. Le rapport documente également plusieurs cas de décès suspects en détention, dont cinq enregistrés entre mai 2024 et avril 2025, sans qu’aucune enquête sérieuse ne soit engagée. La procédure judiciaire s’arrête souvent à une ouverture d’enquête « contre inconnu », classée sans suite, laissant les familles dans l’ignorance et la douleur.

L’usage de la prison est renforcé par une logique de dissuasion par la terreur : montrer que tout peut basculer, que l’arbitraire est une constante et que la souffrance est une méthode de gouvernance.

Des cibles choisies : la criminalisation des marges et des voix dissidentes

Le système carcéral tunisien est aussi un instrument de discrimination systémique. Le rapport met en lumière la situation particulièrement préoccupante de plusieurs catégories :

  • Les personnes LGBTIQ+ : au moins 84 procès ont été intentés entre septembre 2024 et février 2025 contre des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou identité de genre. 51 personnes étaient détenues en avril 2025 en vertu de l’article 230 du Code pénal. Les arrestations sont accompagnées de violences, d’humiliations et de pressions psychologiques.
  • Les femmes incarcérées sont contraintes au port du sifsari devant les tribunaux, fouillées de manière dégradante, et subissent des formes spécifiques de stigmatisation morale.
  • Les jeunes issus des quartiers populaires sont régulièrement ciblés dans les campagnes sécuritaires : arrestations massives, détentions préventives prolongées, peines disproportionnées. Leur seule appartenance géographique ou vestimentaire les désigne comme « suspects ».
  • Les mineurs sont parfois détenus avec des adultes, en violation flagrante des engagements internationaux de la Tunisie.
  • Les migrants subsahariens, souvent sans papiers, sont exposés à des placements en détention illégaux, à des conditions de détention discriminatoires, et à des refoulements arbitraires.

Des lois protectrices devenues lettres mortes

La Tunisie a ratifié les conventions internationales contre la torture et pour la protection des personnes détenues, a inscrit la prohibition absolue de la torture dans sa Constitution (articles 23 et 25), et s’est dotée de lois avancées (comme la loi n°5 de 2016 sur les garanties durant la garde à vue).

Mais l’écart entre le droit et la réalité carcérale ne cesse de se creuser. Les mécanismes de plainte sont inefficaces, les agents fautifs rarement sanctionnés, et l’article 125 du Code pénal (« outrage à agent public ») est fréquemment utilisé pour bâillonner les victimes.

Vers une prison miroir de la dérive autoritaire

Depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021, le pouvoir exécutif concentre les leviers du contrôle judiciaire, administratif et policier. Dans ce contexte, la prison devient l’un des dispositifs principaux du pouvoir : elle incarne la punition collective, l’éradication symbolique de l’opposant, l’assignation à résidence sociale des indésirables.

Ainsi, le bond de +10 000 détenus en deux ans n’est pas un accident statistique : il est le produit d’une vision politique où l’ordre vaut plus que la justice, où la discipline vaut plus que la dignité.

Des recommandations fortes pour une rupture et non des retouches

Face à ce constat, la LTDH appelle à :

  • L’application effective des peines alternatives (bracelets électroniques, TIG, probation),
  • La désengorgement urgent des prisons les plus surpeuplées,
  • La réforme du système de santé carcéral,
  • Le respect absolu des droits de visite, d’information et de défense,
  • L’indépendance effective de l’Inspection générale des prisons,
  • L’abrogation de l’article 230 du Code pénal et la dépénalisation des identités et sexualités.

Défendre les droits des détenu-e-s

Ce rapport est un baromètre des libertés publiques. Ce qui se joue dans les prisons tunisiennes, c’est la possibilité même d’une société fondée sur le droit. Là où la dignité humaine est violée quotidiennement, aucun État ne peut prétendre être juste ou légitime.

Derrière chaque cellule surpeuplée, chaque cri étouffé, chaque corps meurtri, il y a un peuple qu’on tente de discipliner par la peur. À l’inverse, défendre les détenus, c’est défendre la société tout entière. C’est exiger une justice pour tous – et non une prison pour chacun.

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