À une époque où les discours populistes saturent l’espace public, où les médias officiels sont enrôlés pour diffuser la confusion et la peur, revendiquer ses droits devient un crime, défendre la dignité une trahison, et s’adresser à des instances internationales une “collusion avec l’étranger”.
Mais la vraie question, la seule qui mérite d’être posée avec lucidité et responsabilité, est la suivante : La corruption des institutions justifie-t-elle le silence ? L’effondrement de la justice doit-il nous priver de toute défense ?
Non.
La corruption ne se combat pas par le silence, mais par l’affrontement.
La tyrannie ne se vainc pas par la soumission, mais par une résistance consciente, tenace et organisée.
DÉTOURNER LE SENS DU RECOURS AUX MÉCANISMES INTERNATIONAUX : UNE STRATÉGIE BIEN RODÉE
Les récentes campagnes de dénigrement contre le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT, Le Comité), déclenchées après l’envoi d’une lettre cosignée avec d’autres partenaires à Mme Kaja Kallas, cheffe de la diplomatie européenne, ne sont ni nouvelles, ni surprenantes.
À chaque fois qu’une voix indépendante s’élève contre la répression, en dehors du système, elle est accusée de trahison.
Mais nous réaffirmons avec force :
Nous ne nous sommes pas adressés à « l’Union européenne » comme à une entité abstraite, mais à ses instances de contrôle, dont la mission est précisément de surveiller l’usage des fonds publics et la conformité des accords signés avec les principes proclamés.
La lettre co-signée par Comité ne vise ni la Tunisie, ni son peuple, mais des responsables identifiés — Kaïs Saïed, Leïla Jaffel, et d’autres — qui utilisent les institutions de l’État comme instruments de répression.
Non, Kaïs Saïed n’est pas l’État tunisien.
Non, Leïla Jaffel n’est pas le peuple tunisien.
Et non, le régime répressif actuel n’incarne pas la patrie.
UN PASSÉ D’INTERPELLATIONS … DONT NOUS SOMMES FIERS
Ce n’est pas la première fois que le Comité interpelle des gouvernements étrangers ou des institutions européennes pour leur complicité avec la répression en Tunisie.
Dès l’époque de Ben Ali, nous avons dénoncé le soutien des puissances occidentales, leurs ventes d’armes, leur silence face aux arrestations, leur hypocrisie. Nous avons exigé des comptes.
En 2011, nous étions parmi les premiers à révéler le rôle de Michèle Alliot-Marie, ministre française de la Défense, dans la fourniture d’équipements à la police tunisienne pour réprimer les manifestants.
Ce n’était ni un excès, ni une posture.
C’était un devoir. Éthique. Juridique. Politique.
Et au sein du CRLDHT, nous ne réclamons ni applaudissements, ni médailles. Nous ne cherchons ni récompenses ni reconnaissance.
Nous défendons les principes, pas les postes.
Les droits, pas les camps.
Nous avons résisté sous Bourguiba, sous Ben Ali, et après la révolution — quelle que soit la couleur du pouvoir. Nous avons dénoncé les attentats, les assassinats, les tortures, les rafles, les expulsions, les humiliations.
Nous avons documenté les violations, mais nous ne nous sommes pas contentés de compter les coups.
Nous avons agi, accompagné, défendu, porté plainte, construit des réseaux de solidarité.
Et aujourd’hui, certains nous accusent, alors qu’ils n’ont jamais levé le petit doigt.
À ceux-là, une question simple :
Qui, sinon le Comité, suit chaque procès, chaque audience, chaque détenu, chaque expulsion ?
Qui est resté aux côtés des opprimés, même quand il s’agissait de nos opposants d’hier ?
Nous ne prétendons pas être seuls, mais nous avons toujours été là.
LE RECOURS AUX INSTITUTIONS EUROPÉENNES N’EST PAS UNE TRAHISON. C’EST UNE ACTION LÉGITIME.
Oui, nous savons que l’Union européenne n’est pas neutre.
Oui, nous savons combien ses politiques — notamment sur la Palestine — sont biaisées, injustes, complices.
Mais nous ne l’avons pas découvert en 2023.
Cela fait des décennies que nous le dénonçons.
Nous nous adressons à l’Union européenne parce que c’est elle qui signe des accords avec Kaïs Saïed.
Parce que c’est elle qui finance, équipe et légitime un pouvoir qui piétine les droits humains.
Par ses ministères, ses agences et sa Commission, l’Union livre des caméras, des drones, des logiciels, du matériel de contrôle — tout ce qu’il faut pour traquer les migrant·es, réprimer les manifestant·es, bunkeriser les frontières.
Et à ceux qui nous accusent, nous rappelons ceci :
Ce que d’aucuns feignent d’ignorer, c’est que les premières manifestations en France après le 7 octobre 2023 ont été initiées par le Comité avec des partenaires de luttes.
Nous avons agi dans la légalité, malgré l’hostilité des autorités françaises.
Nous n’avons jamais cessé de défendre la Palestine. Avant, pendant, et après le 7 octobre.
Le 23 juin 2025, nous étions en tête de la caravane pour Gaza, à Bruxelles, devant les institutions européennes.
Nous avons marché, dénoncé, pris la parole. Et personne ne nous a appelés traîtres ce jour-là.
Alors que l’on cesse de salir notre engagement avec des amalgames.
Instrumentaliser la Palestine pour discréditer nos luttes, c’est indigne.
QUAND LE DROIT EST DÉFIGURÉ AU NOM DU PATRIOTISME
Accuser ceux qui s’opposent à la répression d’être « contre le peuple tunisien » est une imposture.
Celui qui dénonce l’injustice n’est pas un traître.
Celui qui parle quand les autres se taisent n’est pas un complice.
Notre lettre vise des responsables, pas une nation.
À ceux qui hurlent à la trahison, nous posons une autre question :
Est-ce patriotique de réduire l’opposition au silence ?
Est-ce patriotique de criminaliser la défense des droits ?
Est-ce patriotique de s’attaquer aux ONG plutôt qu’aux violeurs de la loi ?
LA DÉMAGOGIE DÉFORME LE SENS MÊME DE LA DÉMOCRATIE
Quand un régime ne parvient plus à faire taire ses opposants, il tente de déformer les mots et de salir les principes.
Il vide les concepts démocratiques de leur sens pour les retourner contre celles et ceux qui les portent.
Quelques exemples en Tunisie :
- La justice transitionnelle, transformée en chasse aux sorcières ;
- Le partage du pouvoir, présenté comme un partage de butin ;
- La société civile, accusée d’être une cinquième colonne ;
- Les droits humains, associés à l’immoralité, à la décadence, à l’« idéologie étrangère » ;
- Les opposants à l’étranger, réduits à des agents sans patrie — jusqu’au jour où ils reçoivent une récompense internationale. Là, on les célèbre.
Ce double langage est ancien. Il vise à isoler, salir, discréditer.
Parce que la parole libre de l’exil dérange le pouvoir.
Mais l’histoire le montre :
Les traîtres ne sont pas toujours ceux qui partent. Souvent, ce sont ceux qui restent… et se vendent.
Nous ne demandons ni louange, ni reconnaissance. Mais nous refusons le silence
NOUS NE CHERCHONS NI GLOIRE, NI GRATITUDE.
Nous voulons juste rappeler une chose : nous sommes là où il faut être.
Pas pour blanchir. Pas pour punir.
Pour réclamer une justice digne de ce nom.
Nous ne voulons ni impunité, ni vengeance.
Nous voulons un État de droit. Un vrai.
Et nous le disons clairement :
Celui qui déforme la justice, c’est souvent celui qui craint d’en rendre compte.
Quand le droit est défiguré, qui faut-il blâmer ? Qui paie le prix du silence ? Et à qui cela profite-t-il ?