L’incarcération d’Ahmed Abdelkéfi, 85 ans, figure respectée et pionnier du secteur financier tunisien, constitue une violation manifeste des principes de l’État de droit et de la proportionnalité des peines. Cette mesure illustre une dérive préoccupante : l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire comme outil d’intimidation et de chantage.
Il importe de rappeler qu’Ahmed Abdelkéfi est un entrepreneur bâtisseur de l’économie tunisienne, à l’origine de projets structurants pour le pays. Dans les années 1970, il fut le concepteur et promoteur du projet Port El Kantaoui, première station touristique intégrée du Maghreb, devenue depuis un fleuron du tourisme tunisien et un modèle de développement régional. Son parcours témoigne d’une vision économique moderne et d’un engagement constant en faveur de l’investissement, de la création d’emplois et de la réputation internationale de la Tunisie.
Cette arrestation s’inscrit, par ailleurs, dans la continuité d’une campagne de dénigrement et de mise en cause systématique d’hommes d’affaires tunisiens, engagée depuis plusieurs mois. On se souviendra notamment de l’arrestation, en janvier 2024, de l’homme d’affaires Abdelaziz Makhloufi, fondateur de la société de boissons SFBT et acteur majeur du tissu industriel national, toujours détenu sans jugement à ce jour. Ces poursuites, tout comme celle visant Ahmed Abdelkéfi, participent d’un climat d’intimidation généralisée et d’un message politique de défiance envers les acteurs économiques du pays.
Selon l’article 27 de la Constitution tunisienne (2022) : « La présomption d’innocence est garantie à toute personne jusqu’à l’établissement définitif de sa culpabilité par un jugement équitable. »
De même, l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par la Tunisie, consacre ce principe fondamental.
La détention provisoire, en droit tunisien, est une mesure exceptionnelle (articles 85 et suivants du Code de procédure pénale). Elle ne peut être ordonnée qu’en cas de danger avéré de fuite, de destruction de preuves ou de menace grave à l’ordre public.
Or, dans le cas d’espèce, aucun de ces critères n’est établi. La mise sous mandat de dépôt d’un octogénaire malade et retiré des affaires depuis plusieurs années, au lieu d’un contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence, constitue une violation de la légalité et de la proportionnalité.
Une affaire symptomatique d’un climat de suspicion généralisée
L’affaire Abdelkéfi s’inscrit dans une procédure englobant plus de quarante personnes physiques et morales, parmi lesquelles Tunisie Valeurs, Tunisie Leasing, Tuninvest/AfricInvest, Al-Mizabi, Sima Corp, Jonimia.com, PC Retail Outlet, Mitigan, ainsi que des personnalités connues telles que mme Boutheina Ben Yaghlane, Hafedh Sbaa, Hédi Ben Ayed, Tahar Biayhi, Jamel et Walid Al-Arem, Lotfi Al-Nazer, Fethi Hachicha. La confusion entre administrateurs non exécutifs et décideurs opérationnels contrevient au principe de responsabilité personnelle en droit pénal (article 1er du Code pénal tunisien : « Nulle infraction, nulle peine sans loi. »). La responsabilité pénale ne peut être engagée que sur la base de faits et d’actes directement imputables.
Une mécanique répressive qui dépasse le cas individuel
L’affaire Ahmed Abdelkéfi ne saurait être considérée comme un cas isolé. Elle s’inscrit dans une dynamique répressive systémique qui, loin de se limiter au champ économique, affecte de manière indiscriminée les acteurs du secteur privé, les opposants politiques ainsi que les représentants de la société civile. Cette approche traduit une stratégie délibérée d’instrumentalisation de la justice à des fins de contrôle et de répression social et politique, en violation manifeste des principes de l’État de droit, de la présomption d’innocence et des engagements internationaux de la Tunisie, notamment au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 9 et 14) et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (art. 6 et 7).
Au lieu d’appliquer la Convention des Nations unies contre la corruption (ratifiée par la Tunisie en 2008), qui impose des enquêtes rigoureuses, transparentes et équitables, le régime nourrit un climat d’arbitraire qui paralyse l’économie et fragilise la société.
Cette justice d’exception a des effets destructeurs :
- elle anéantit la confiance des investisseurs, en contradiction avec l’article 12 de la Constitution, qui garantit la liberté d’entreprendre ;
- elle accélère la fuite des capitaux et des compétences, privant la Tunisie de ses ressources humaines et économiques les plus précieuses ;
- elle délégitime l’institution judiciaire, perçue comme un instrument de règlement de comptes politiques.
L’inaction de l’Utica, censée défendre les intérêts du secteur privé, constitue un manquement grave à sa mission. Ni la dénonciation des abus judiciaires, ni la contestation des lois économiquement désastreuses (loi sur les chèques, loi interdisant la sous-traitance et les CDD) n’ont été portées publiquement. Ce silence équivaut à une complicité par omission.
Au regard des principes constitutionnels et internationaux, nous exigeons :
- La libération immédiate d’Ahmed Abdelkéfi, conformément à l’article 85 du Code de procédure pénale et au principe de proportionnalité.
- La fin de l’usage abusif de la détention préventive, contraire à l’article 27 de la Constitution et à l’article 9 du PIDCP.
- La transparence intégrale des procédures, avec publication des charges, accès complet aux avocats et respect du contradictoire (article 108 de la Constitution, article 14 du PIDCP).
- La clarification de la responsabilité pénale, distinguant juridiquement administrateurs non exécutifs et gestionnaires opérationnels.
- La création d’un mécanisme indépendant de contrôle des affaires économiques et financières, garantissant l’application effective de la Convention de Mérida.
- L’engagement ferme des autorités tunisiennes à respecter leurs obligations internationales en matière de droits humains, de liberté économique et de procès équitable.
Nous exprimons notre solidarité à la famille d’Ahmed Abdelkéfi et à toutes les victimes de procédures arbitraires. Nous appelons :
- la société civile tunisienne à s’opposer à la banalisation de l’arbitraire ;
- les organisations professionnelles et syndicales à défendre l’indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d’entreprendre ;
- les partenaires internationaux à rappeler que toute coopération doit être conditionnée au respect des engagements internationaux de la Tunisie.
La Tunisie n’a pas besoin de procès-spectacles ni de boucs émissaires. Elle a besoin d’une justice impartiale, de transparence et du respect des principes fondamentaux de sa Constitution et de ses obligations internationales. La véritable force d’un État réside non dans l’humiliation de ses bâtisseurs, mais dans la solidité de ses institutions et la primauté du droit.