Le rapport annuel 2025 sur les droits et les libertés, publié par la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), en arabe, التقرير السنوي حول الحقوق والحريات 2025 – LTDH ne constitue pas un simple état des lieux. Il s’agit d’un document d’alerte majeure qui décrit non plus une dégradation conjoncturelle des libertés, mais l’installation durable d’un système de restriction généralisée des droits fondamentaux en Tunisie.
Quatorze ans après la révolution de 2011, et plus de quatre ans après le tournant autoritaire du 25 juillet 2021, la LTDH dresse le constat d’un effondrement progressif mais méthodique de l’État de droit, où le droit cesse d’être une garantie pour devenir un instrument de contrôle.
Une répression systémique
L’un des apports centraux du rapport est de montrer que les violations des droits humains ne sont plus des dérives isolées, mais relèvent désormais d’une logique systémique. Cette logique repose sur la convergence de plusieurs dynamiques : un cadre juridique répressif, une justice sous pression, un appareil sécuritaire omniprésent et un discours officiel stigmatisant toute dissidence.
Au cœur de cette architecture figure le décret-loi n°54, présenté officiellement comme un outil de lutte contre la désinformation, mais largement utilisé dans la pratique pour criminaliser l’expression numérique, la critique politique et le discours social contestataire. La LTDH souligne le caractère intrinsèquement problématique de ce texte, fondé sur des notions floues et extensibles qui violent les principes fondamentaux de légalité, de nécessité et de proportionnalité des peines.
À côté de ce texte, des dispositions pénales anciennes — telles que l’ « offense au Président » ou l’« atteinte au moral des institutions » — sont réactivées et combinées aux technologies numériques, donnant naissance à une forme renouvelée de délit d’opinion.
La justice : de contre-pouvoir à courroie de transmission
Le rapport consacre une analyse sévère mais documentée au rôle de l’institution judiciaire. La LTDH met en évidence une érosion profonde de l’indépendance de la justice, marquée par la dépendance accrue du parquet, la pression hiérarchique et l’alignement de certaines décisions sur les priorités sécuritaires et politiques du pouvoir exécutif.
La détention préventive abusive, les jugements expéditifs et le recours quasi automatique à la prison dans les affaires d’expression illustrent une transformation inquiétante : le procès devient un outil disciplinaire, destiné à intimider, épuiser et dissuader toute contestation.
Dans ce contexte, la sanction ne se limite pas à la peine prononcée. Elle commence dès l’arrestation, se prolonge par la garde à vue, la stigmatisation publique, la précarisation sociale et la pression psychologique. Le droit est ainsi mobilisé non pour arbitrer, mais pour produire de la peur et de la résignation.
Une répression socialement et territorialement ciblée
Le rapport 2025 insiste sur une dimension essentielle : l’inégalité sociale et territoriale face à la répression. Les régions intérieures — Jendouba, Kasserine, Gafsa, Sidi Bouzid, Tataouine — apparaissent comme des espaces particulièrement exposés où les garanties procédurales sont plus faibles et la visibilité médiatique moindre.
La criminalisation des luttes sociales y est particulièrement marquée. Les revendications liées au droit à l’eau, à l’emploi, à l’environnement ou au développement régional sont de plus en plus traitées comme des menaces à l’ordre public, et non comme l’expression légitime de droits économiques et sociaux bafoués.
Le cas de Moncef Haouaidi, vendeur de figues de barbarie et militant social à Tabarka, illustre cette dérive : poursuivi et emprisonné pour une simple publication appelant à l’abrogation du décret-loi 54, avant d’être finalement blanchi en appel, il incarne cette figure du citoyen ordinaire puni pour avoir parlé.
L’asphyxie des libertés collectives
La LTDH consacre également une large place à l’état des libertés collectives. Les associations font face à des entraves administratives croissantes, à la stigmatisation de leurs financements et à des menaces judiciaires directes contre leurs responsables. La société civile est progressivement redéfinie comme un acteur suspect, voire hostile, plutôt que comme un pilier du débat démocratique.
La liberté de la presse, quant à elle, est minée par les poursuites judiciaires, la fragilité économique des médias et la montée de l’autocensure. Le pluralisme formel subsiste, mais le pluralisme réel s’érode, remplacé par un climat de prudence généralisée et de silence contraint.
Une crise structurelle de l’Etat de droit
Le message central du rapport est sans ambiguïté : la Tunisie traverse une crise structurelle de l’État de droit, caractérisée par la concentration des pouvoirs, l’effacement des contre-pouvoirs et la normalisation de l’exception. Le danger le plus grave, souligne la LTDH, réside dans la banalisation de l’arbitraire qui finit par être accepté comme une fatalité.
Ce rapport ne se contente pas de dénoncer. Il constitue un acte de mémoire, de résistance et de plaidoyer, destiné autant aux autorités tunisiennes qu’aux partenaires internationaux, mais aussi aux citoyens eux-mêmes, pour rappeler que les droits ne disparaissent jamais d’un coup, mais par renoncements successifs.
Conclusion : réparer pour reconstruire
Le rapport 2025 de la LTDH doit être lu comme un signal d’alarme majeur. Il documente ce qui est en train de se perdre, mais aussi ce qui devra être reconstruit demain : une justice indépendante, des libertés effectives et un État responsable devant ses citoyens.
Dans cette perspective, la réparation des injustices individuelles, à l’image de celle subie par Moncef Haouaidi, n’est pas un enjeu secondaire. Elle constitue au contraire la condition première de toute refondation démocratique future. Sans vérité, sans réparation et sans garanties de non-répétition, aucune transition durable ne sera possible.