L’éminent avocat Me Ahmed Soueb a été arrêté le 21 avril 2025 après une perquisition hollywoodienne de son domicile, pour des propos qu’il a tenu le vendredi 18 avril 2025 devant la presse à la sortie de l’audience du fameux procès dit « procès contre la sécurité de l’État ». Il était d’ailleurs toujours en robe d’avocat lorsqu’il a dénoncé les violations systématiques et répétées du droit à un procès équitable, du Code de procédure pénale et de la loi antiterroriste. Il expliquait entre autres que le président de la chambre criminelle, qui allait délibérer, était plus menacé que les inculpés, en usant de la métaphore des couteaux : ceux-ci seraient plutôt sur la gorge du magistrat que sur celles des inculpés, car ce dernier « traîne beaucoup de dossiers ».
Pour ces mots, Me Ahmed Soueb a été traduit devant un juge d’instruction du pôle antiterroriste du tribunal de première instance de Tunis pour « formation d’entente terroriste ». Un mandat de dépôt à la prison de la Mornaguia lui a été délivré. Une décision confirmée par la chambre d’accusation de la cour d’appel compétente.
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que le ministère public de la Tunisie post-25 juillet 2021 adopte une conception lunaire et absurde du terrorisme. C’est la tendance pour tout dissident qui ose critiquer ou condamner les violations des droits de l’homme perpétrées par Kaïs Saïed et ses bourreaux en uniforme ou en robe de magistrat, sous l’inique gérance — ou plutôt l’ingérence — de la ministre de la Justice Leyla Jafel.
Malheureusement, selon le modus operandi des autorités en place, on peut craindre que M. Soueb, malgré l’évidente absence de toute infraction terroriste, ne soit pas libéré de sitôt, en dépit de la mobilisation de la rue et de la société civile en sa faveur. Il risque même d’autres poursuites tout aussi absurdes, comme ce fut le cas pour Me Sonia Dahmani, Me Abir Moussi, Me Noureddine Bhiri, les journalistes Mohamed Boughlaeb, Mourad Zghidi et Borhen Bsaïes, et beaucoup d’autres : des poursuites qui se cachent les unes derrière les autres, parfois même pour les mêmes faits. C’est le cas de Me Sonia Dahmani, poursuivie pour les mêmes déclarations tenues dans une émission télévisée dans une affaire, et dans une émission radio dans une autre affaire distincte.
Mais un acte administratif de la ministre de la Justice vient appuyer les propos de Me Soueb. En effet, la ministre à la sulfureuse réputation vient de promulguer une note de service par laquelle le président de la chambre criminelle ayant statué sur l’affaire du « complot » — un certain Lassad Chamakhi — a été muté à la cour d’appel de Siliana.
Tout d’abord, pour ne pas normaliser les graves atteintes à l’indépendance de la magistrature, il faut rappeler que ces notes de service, couramment utilisées par la ministre de la Justice, sont inconstitutionnelles et contraires même au décret-loi présidentiel 11/2022 instaurant le Conseil supérieur provisoire de la magistrature, qui porte déjà en lui des atteintes à l’indépendance judiciaire. Ces notes constituent donc un stade aggravé de cette violation. Cette technique manifestement illégale rythme aujourd’hui le quotidien des magistrats, comme ne cesse de le rappeler l’ association des magistrats tunisiens, lui-même victime à son tour de restrictions et d’entraves à ses activités.
La règle est simple : pour se maintenir en poste, voire espérer une promotion, le magistrat doit obéir à la lettre aux instructions. Faute de quoi, il peut à tout moment être muté ou limogé, au sens propre de l’humiliation professionnelle, vers les tribunaux de l’intérieur, sans même conserver sa fonction. Être muté vers les tribunaux de l’intérieur est une punition, alors que les affectations dans la capitale sont réservées aux fidèles du régime. Cela n’exclut toutefois pas que toute mutation puisse correspondre à une mission.
Bien sûr, la mission dont on parle doit être si dure et répugnante que même les magistrats dociles rechignent, et peuvent vaciller de l’autre côté ou contrarier les instructions — même partiellement. Dans les coulisses, on raconte que l’ancien président de la chambre criminelle en question a refusé, avec les membres, de tenir l’audience à distance pour les détenus, et qu’un document a été signé dans ce sens.
Cette réticence ou mutinerie a poussé la ministre de la Justice à chercher quelqu’un qui accepterait cette sale mission et aurait intérêt à le faire. C’est la vieille règle qui s’applique : il faut un magistrat qui traîne des casseroles, des dossiers de corruption ou d’infractions à la loi, et qui pourrait, en cas de désobéissance, être exposé à une peine disciplinaire, voire pénale. C’est d’ailleurs cette « épée de Damoclès » dont parlait Me Soueb dans ses propos, et qui lui ont valu une détention et une poursuite pénale pour infraction terroriste.
Le magistrat Lassad Chamakhi, qui a déjà fait ses preuves pour ce genre de mission dès l’ère Ben Ali, et qui fait l’objet de plusieurs plaintes et poursuites — dont une demande de récusation déposée contre lui, ignorée par la chambre dans la délibération de l’affaire du complot — a été affecté par la ministre pour cette mission : massacrer les inculpés et les priver des plus élémentaires de leurs droits au procès équitable. Il a d’ailleurs « excellé », puisqu’il est passé à la délibération sans même respecter les normes minimales de déroulement de l’audience et du procès. Même les inculpés présents, qui demandaient à être auditionnés, ne l’ont pas été, et aucune plaidoirie n’a eu lieu.
Vraisemblablement, la mission est accomplie et le jugement est signé. Le magistrat à gages peut s’en aller, en étant assuré qu’il ne sera pas inquiété, ni pour ses antécédents, ni pour ce qu’il a osé faire lors du procès — ou plutôt du non-procès — de l’affaire dite du « complot contre la sécurité de l’État ». Même si la théorie des « responsables Kleenex » de Kaïs Saïed et les luttes de couloir de son régime peuvent un jour envoyer ce magistrat lui-même en prison, comme tous ceux qui rendent des services — mais pas la justice.
Entre-temps, la ministre de la « Justice » a prouvé la véracité des paroles de Me Soueb, même si l’innocence de ce dernier face aux crimes qui lui sont imputés est si évidente qu’elle ne dépend même pas de l’aveu de Leyla Jafel.