L’environnement juridique tunisien est aujourd’hui profondément érodé, presque désertifié, sous les vagues successives de dunes populistes et autoritaires. À tel point que parler de droit est devenu, en fin de compte, un luxe intellectuel. Ce que veut le régime en place, le droit semble désormais le vouloir. Pourtant, cette parenthèse — que l’on espère courte — où la justice vacille et s’effrite, ne doit pas occulter le besoin de réfléchir aux textes juridiques et à leur application, même si cette application est souvent liberticide ou arbitraire.
Dans le cadre de la lutte contre la corruption, le Code pénal tunisien consacre la Section III «La concussion » du Chapitre III « Des infractions commises par les fonctionnaires publics ou assimilés dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ». Cette section comprend plusieurs articles (de l’article 95 à l’article 98), mais c’est bien l’article 96 qui s’impose comme une vedette, tant son usage est récurrent.
L’article 96 dispose :
« Est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende égale à l’avantage reçu ou au préjudice subi par l’administration, tout fonctionnaire public ou assimilé, tout directeur, membre ou employé d’une collectivité publique locale, d’une association d’intérêt national, d’un établissement public à caractère industriel et commercial, d’une société dans laquelle l’État détient directement ou indirectement une part quelconque du capital, ou d’une société appartenant à une collectivité publique locale, chargé de par sa fonction de la vente, l’achat, la fabrication, l’administration ou la garde de biens quelconques, qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l’administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l’avantage ou du préjudice précités. »
Nous nous proposons d’examiner cette disposition à travers deux axes :
- I. Analyse du texte de l’article 96
- II. Les enjeux et dérives possibles dans son application
I. Le Texte
L’article 96 concerne donc une catégorie de personnes (1) pour des décisions prises (2) qui ont généré un bénéfice et ont porté préjudice à l’intérêt public (3).
- La personne
La personne concernée doit avoir la qualité de responsable, en tant que fonctionnaire public ou assimilé dans une administration centrale ou locale, ou dans un établissement public. En effet, le législateur élargit ici la liste des responsables déjà mentionnés dans l’article 95, lequel vise les fonctionnaires publics et assimilés.
La qualité de fonctionnaire public est définie dans l’article 82 du Code pénal tunisien, qui stipule :
« Est réputée fonctionnaire public soumis aux dispositions de la présente loi, toute personne dépositaire de l’autorité publique ou exerçant des fonctions auprès de l’un des services de l’État ou d’une collectivité locale, ou d’un office ou d’un établissement public ou d’une entreprise publique, ou exerçant des fonctions auprès de toute autre personne participant à la gestion d’un service public.
Est assimilée au fonctionnaire public, toute personne ayant la qualité d’officier public, ou investie d’un mandat électif de service public, ou désignée par la justice pour accomplir une mission judiciaire. »
On peut donc affirmer que sont inclus dans la catégorie des responsables au sens de l’article 96 tout responsable d’une entité publique étatique ou privée participant à la gestion d’un service public. Cela pourrait inclure, par exemple, une organisation nationale, un ordre professionnel d’une profession réglementée ou même un syndicat. On pourrait également envisager les responsables des sociétés communautaires, une réflexion pertinente dans le contexte actuel.
2. La décision
Le dénominateur commun des personnes visées par l’article 96 est leur pouvoir de décision au sein de l’entité qu’ils représentent. Cette décision peut prendre la forme de la conclusion d’un contrat ou d’une convention. L’article énumère plusieurs exemples de ces décisions : la vente, l’achat, la fabrication, l’administration ou la garde de biens quelconques. On pourrait également ajouter des actions telles que la conciliation, la renonciation totale ou partielle à un droit, ou même la reconnaissance de responsabilité.
Une question importante se pose : la décision doit-elle nécessairement être illégale ? Cela impliquerait que le responsable ait pris une décision en dehors de ses compétences, en violant la loi, les règlements applicables ou les principes de bonne gouvernance. Cela pourrait concerner tant la procédure (modus operandi) que la forme juridique de l’acte (l’instrumentum) ou son contenu substantiel (le negotium).
Cependant, même si un acte illégal peut constituer un élément factuel essentiel du crime prévu par l’article 96, cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un critère absolu. Un acte légal peut aussi engager la responsabilité pénale si les deux autres conditions (la personne et le préjudice) sont réunies. C’est là la spécificité de l’article 96.
Ainsi, pour établir la responsabilité pénale de l’accusé, le tribunal, à travers l’instruction et l’enquête, ne se contentera pas de vérifier la légalité de la décision incriminée. Il exercera également un contrôle d’opportunité, car le résultat de l’acte constitue un élément matériel du crime.
3. Le bénéfice et le préjudice
La décision prise par les personnes visées par l’article 96 doit avoir généré un bénéfice au détriment de l’administration ou de l’entité publique, dont l’intérêt général est confié à ces personnes.
Le bénéfice peut prendre diverses formes : il peut être pécuniaire, un service rendu, ou toute forme d’avantage injustifié, y compris une simple économie de perte. Le texte emploie le terme « avantage », qui est suffisamment large pour inclure des formes variées et subtiles de bénéfices.
Le bénéficiaire peut être :
- Le décideur lui-même ;
- Un tiers, tel qu’un parent, un ami, un associé, ou même un simple citoyen demandeur d’un service public ;
- Une personne morale, telle qu’une société, un parti politique, un syndicat, etc.
En ce qui concerne le préjudice, il n’est pas nécessaire qu’il soit établi de manière matérielle ou même morale. Le texte précise :
« ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l’avantage ou du préjudice précités ».
Le législateur présume ainsi le préjudice à l’intérêt général, même si l’acte est légal. Cela est logique, car un acte légal peut aussi être pénalement répréhensible s’il a causé un préjudice ou permis un avantage injustifié. Cela confirme ce qui a déjà été évoqué : la décision incriminée peut relever tant d’un problème de légalité que d’un problème d’opportunité.
L’article 96 est donc une disposition particulière du droit pénal tunisien, car il permet de sanctionner non seulement des décisions illégales mais également des décisions légales qui, en raison des circonstances et des résultats qu’elles ont générés, sont jugées contraires à l’intérêt public.
II. L’application
Modifié en 1985, l’article 96 du Code pénal utilise des formules assez larges pour un texte pénal, ce qui explique peut-être qu’il ait historiquement été le texte préféré du ministère public et, soyons réalistes, de la plupart des régimes successifs. Il présente l’avantage d’être moins exigeant en termes de preuve que les infractions liées à la corruption régies par les articles 83 à 93 du Code pénal. De plus, le sort des poursuites dépend souvent des expertises, dont les conclusions peuvent être manipulées par les autorités.
Certes, l’article 96 a été appliqué à bon escient dans certains dossiers, mais il est aussi vrai qu’il a été instrumentalisé contre des responsables disgraciés ou ne bénéficiant plus d’une couverture politique, devenant alors les cibles des représailles du pouvoir en place, que ce soit sous Bourguiba ou Ben Ali.
1. l’instrumentalisation de l’article 96
Même après la révolution du 14 janvier 2011, cette instrumentalisation n’a pas disparu. Par exemple, dans le dossier d’un juge connu pour son allégeance au régime de Ben Ali, le tribunal de première instance de Tunis a jugé qu’une richesse partiellement injustifiée suffisait à condamner la personne sur la base de l’article 96. La Cour d’appel de Tunis a confirmé cette décision. On peut également évoquer les responsables du régime de Ben Ali, jugés après la révolution, souvent sur la base de dossiers mal instruits. Les tribunaux les ont condamnés, parfois sous la pression de l’opinion publique, plutôt que sur la base de preuves solides.
En juin 2020, le ministre d’État auprès du chef du gouvernement chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption a annoncé un projet de loi modifiant l’article 96, adopté par le conseil des ministres. Le ministre lui-même a reconnu que le texte actuel viole le principe de la légalité des sanctions et des peines, mais aucune réforme concrète n’a suivi.
2. L’instrumentalisation sous Kaïs Saïed
Après le coup d’État de Kais Saïed, l’instrumentalisation de l’article 96 a pris une ampleur inédite. La magistrature, mise au pas, sert désormais le récit présidentiel, qui s’appuie sur des accusations massives de corruption et de mauvaise gestion contre les responsables de la décennie qu’il qualifie de « noire ». Kais Saïed utilise cette rhétorique pour justifier la violation de la Constitution de 2014 et expliquer ses échecs à relever les défis auxquels le pays est confronté.
Les poursuites ont visé plusieurs personnalités politiques de l’ancienne époque. Si la lutte contre la mauvaise gestion de la chose publique est en soi une démarche positive, le problème survient lorsque les poursuites sont menées de manière excessive, en écho aux accusations politiques du président. Les arrestations massives et les menaces publiques adressées aux juges transforment ces procès en trophées de chasse exhibés par le président, au mépris du principe de la présomption d’innocence et du droit à la liberté.
Cette attitude a des effets délétères non seulement sur les droits humains des accusés, victimes d’une véritable chasse aux sorcières, mais également sur l’intérêt général et la justice. En effet, même lorsque les personnes poursuivies sont réellement fautives, la forme de la procédure les fait passer pour des victimes, ce qui nuit à la crédibilité des condamnations.
3. Les effets paralysants de l’article 96 sur l’administration
L’application de l’article 96 révèle une politique pénale qui favorise l’autocensure et paralyse l’administration. Les responsables, notamment les politiciens, hésitent à prendre des décisions légales si elles peuvent prêter à des critiques quant à leur opportunité. Résultat : l’oisiveté devient la posture la plus sûre et la plus répandue.
Prenons l’exemple du contentieux administratif : parfois, il serait dans l’intérêt de l’administration de conclure une conciliation pour limiter ses pertes et éviter des frais d’avocats inutiles. Mais le responsable n’osera pas prendre l’initiative, de peur d’être accusé ultérieurement en vertu de l’article 96. Il préférera donc laisser l’affaire suivre un long processus judiciaire, même si cela s’avère nuisible à l’intérêt public.
Avec le temps, les responsables finissent par hésiter à signer ou à prendre toute décision susceptible d’entraîner une responsabilité pénale. Cette précaution excessive paralyse davantage encore une administration déjà affaiblie par d’autres maux.
En octobre 2023, un projet de modification de l’article 96 a été déposé à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Dans les motifs de ce projet, on peut lire :
« Inciter l’agent public à assumer ses responsabilités au sein de l’administration publique, sans être sous la menace permanente de la redevabilité en raison de sa performance individuelle ou de son esprit d’initiative. »
4. Une réforme insuffisante et inquiétante
En décembre 2023, Kais Saïed a reconnu que de nombreux services publics ne fonctionnaient plus correctement, la crainte de l’article 96 étant utilisée comme alibi par les responsables pour justifier leur inaction. Il a donc annoncé une modification du texte. Cependant, alors qu’on attendait une réforme visant à préciser ses formules et à rationaliser son application, Kais Saïed a rajouté des contraintes supplémentaires.
Au nom de la redevabilité populaire, il propose désormais d’incriminer toute personne omettant sciemment d’exécuter une tâche en relation avec son travail, dans le but d’entraver la marche d’un service public. Deux projets de loi ont été soumis à l’ARP, la dernière séance d’audition ayant eu lieu en février 2024. Malgré tout, aucune modification n’a encore été adoptée.
Le président tergiverse, mais la direction est claire : les mailles du filet se resserrent encore davantage. Cette « pêche au chalut » risque de persister, avec tous les ravages possibles pour l’administration, l’investissement et l’économie du pays.
En résumé :
L’article 96, conçu à l’origine pour lutter contre la corruption, est devenu un instrument de répression politique et une source de paralysie administrative. Sans une réforme en profondeur, il continuera à freiner l’action publique, tout en étant utilisé pour museler les opposants politiques et contrôler les institutions au détriment de l’intérêt général.