Analyse des menaces pesant sur la liberté associative en Tunisie : une lecture critique du rapport annuel 2023 de l’Instance supérieure de contrôle administratif et financier

La Tunisie, souvent perçue comme un modèle de transition démocratique après la révolution de 2011, se trouve aujourd’hui confrontée à des défis majeurs dans la préservation de ses libertés fondamentales, notamment la liberté d’association. Le rapport annuel 2023 de l’Instance Supérieure de contrôle administratif et financier (ISCAF) met en lumière des propositions et mécanismes qui, sous prétexte de garantir la transparence financière et la bonne gouvernance, risquent d’étouffer la vitalité associative. Voici une analyse détaillée de ces risques :

I. centralisation excessive du contrôle sur le financement étranger des associations

Le rapport propose de centraliser les données relatives au financement étranger des associations via une coordination étroite entre les principales institutions : la Banque Centrale, le ministère des Affaires étrangères, le ministère chargé de la coopération internationale et l’administration générale des associations sous la présidence du gouvernement. Cette centralisation viserait à surveiller les flux financiers pour s’assurer du respect des obligations légales et de la transparence.

En apparence, cette démarche peut sembler légitime, mais elle masque un danger important : la possibilité d’un contrôle politique. En effet, sous couvert de régulation, ce système pourrait être utilisé pour cibler les associations perçues comme opposantes ou critiques à l’égard du gouvernement.

La centralisation des informations pourrait permettre une surveillance en temps réel et donner lieu à des décisions discrétionnaires de suspension ou de dissolution des associations. Ce contrôle excessif pourrait dissuader certains bailleurs de fonds de soutenir des associations en Tunisie, par crainte de représailles ou de complications administratives.

II. Construction d’une base de données nationale des associations financées par l’étranger : un outil à double tranchant

Le rapport recommande la mise en place d’une base de données nationale mise à jour régulièrement, reliant les informations de plusieurs institutions (Banque Centrale, ministère des Affaires étrangères, centre national des registres, etc.) sur les associations recevant des financements étrangers.

Cette base de données, si elle est utilisée de manière non transparente, pourrait constituer un outil répressif permettant de suivre et de cibler les associations en fonction de leur source de financement. Le risque est que cette surveillance mène à une restriction injustifiée des libertés associatives, notamment par la suspension ou la dissolution des organisations sur la base de soupçons de « non-conformité ».

Les associations œuvrant dans les domaines sensibles, comme la défense des droits humains ou la promotion de la démocratie, pourraient être ciblées sous prétexte de financement étranger non conforme.

La simple peur d’être surveillé pourrait inciter certaines associations à s’autocensurer ou à limiter leurs activités, ce qui affaiblirait considérablement la société civile.

III. Un contrôle renforcé sur les banques et les institutions financières : le rôle des banques comme agents de surveillance

Le rapport incite les banques à jouer un rôle actif dans la surveillance des flux financiers des associations. Les banques seraient responsables de signaler toute transaction suspecte et pourraient même être amenées à bloquer des fonds si elles estiment que les conditions de transparence ne sont pas respectées.
Ce rôle confié aux banques place les institutions financières en position d’agents de l’État, ce qui peut les inciter à restreindre de manière préventive l’accès des associations à leurs fonds. Cette situation crée un risque de paralysie financière pour les organisations ciblées.

Une interprétation trop large ou ambiguë des règles de transparence pourrait conduire les banques à bloquer les fonds d’associations sans motif légitime. Les associations dépendant de financements étrangers pour leurs projets risquent de ne plus pouvoir fonctionner correctement.

IV. Révision de l’encadrement légal des associations : Une possible régression des libertés

Le rapport préconise une révision du Décret-loi n° 88 de 2011 qui encadre la création et les activités des associations en Tunisie. Bien que ce texte soit considéré comme l’un des piliers de la liberté associative après la révolution, le rapport suggère d’en durcir certaines dispositions, notamment celles liées à la transparence financière.
Si cette révision est orientée vers un contrôle renforcé, elle pourrait introduire de nouvelles restrictions limitant la capacité des associations à opérer librement. Cela pourrait également donner aux autorités des prétextes supplémentaires pour sanctionner les associations sous couvert de « non-respect des normes financières ». Les nouvelles règles pourraient faciliter la dissolution ou la suspension des associations, même en cas de simples erreurs administratives. Les procédures complexes et les risques de sanctions pourraient dissuader la création de nouvelles associations, réduisant ainsi la diversité de la société civile.

V. faible avancement des réformes et menaces d’intensification des contrôles

Le rapport révèle que le taux de mise en œuvre des réformes recommandées concernant la surveillance des financements étrangers est de seulement 4 %. Cette lenteur est perçue comme un problème majeur, ce qui pousse l’Instance à recommander une intensification des efforts de contrôle et de coordination entre les différentes entités étatiques. Ce constat pourrait justifier des mesures encore plus drastiques à l’avenir, avec un risque de répression accrue sous prétexte d’« accélération des réformes ». Les autorités pourraient introduire de nouvelles lois ou règlements visant à simplifier les procédures de contrôle et à élargir leur champ d’application. Les associations pourraient se retrouver avec des moyens limités pour contester les décisions administratives.

VI. Menaces sur les petites associations locales

Le rapport met également en évidence le fait que la majorité des associations bénéficiaires de financements étrangers sont de petites structures locales. Ces associations, souvent peu équipées pour faire face à une surveillance accrue, pourraient être les premières victimes de ce système. Les petites associations ne disposent généralement pas des ressources humaines ou financières nécessaires pour se conformer à des exigences administratives complexes. Cela les expose à des sanctions injustes.: De nombreuses petites associations pourraient être forcées de fermer en raison des contraintes administratives. Ce qui est déjà le cas . La disparition des petites structures entraînerait une perte de la diversité des initiatives locales.

Conclusion : un système de contrôle étouffant

Le rapport de l’Instance Supérieure de Contrôle Administrative et Financière propose des mesures qui, bien qu’elles soient présentées sous le prisme de la transparence et de la bonne gouvernance, constituent en réalité une menace directe pour la liberté d’association en Tunisie. Si ces mesures sont appliquées sans garde-fou, elles risquent d’étouffer la société civile, et de renforcer le contrôle de l’État sur les voix critiques. La Tunisie risque ainsi de basculer vers un modèle de gouvernance où la liberté associative, pourtant garantie par la Constitution, ne serait qu’un principe théorique, vidé de sa substance.

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