La présidente de l’Instance Vérité et Dignité(IVD), Sihem Ben Sedrine est victime d’un acharnement médiatique et judiciaire qui s’est intensifié au lendemain de la clôture des travaux de l’IVD avec la publication, le 26 mars 2019, du rapport final au Journal officiel de la République tunisienne, rapport qui documente les graves violations des droits humains et les crimes financiers commis entre 1955 et 2013 et le transfert de 205 dossiers aux chambres criminelles spécialisées dans lesquels sont poursuivies plus de 1000 responsables sécuritaires. A ce jour, aucun jugement n’a été prononcé dans les affaires instruites par l’IVD ; les auteurs de graves violations de droits humains et de crimes de corruption jouissent d’une impunité dont les gouvernements qui se sont succédé et surtout le pouvoir en place sont complices.
De quoi accuse -t-on la présidente de l’IVD ?
Elle répond à des accusations de corruption et de falsification du rapport final de l’IVD portées par un ancien membre de IVD, elle-même, a fait l’objet de plusieurs mesures disciplinaires au cours du mandat de l’instance.
La partie « soupçonnée » d’avoir été rajoutée au rapport final, qui pourtant fut validé par les membres du conseil de l’IVD, concerne l’affaire de la Banque franco-tunisienne (un litige qui dure depuis 38 ans), affaire instruite et transférée par l’IVD à la justice, dans laquelle sont poursuivis 23 hauts fonctionnaires de l’Etat et hommes d’affaires, pour trafic d’influence, malversation, abus de position, abus de confiance dans la gestion des fonds publics. Ces haut responsables et hommes d’affaires, dont certains sont toujours en fonction, ont intentionnellement causé la faillite de cette banque pour servir leur intérêt personnel. Ils sont à ce jour impunis.
Un calvaire procédural
Depuis le mois de mars 2021, Sihem Ben Sedrine a été convoquée à six reprises, pour être auditionnée en sa qualité de témoin par les officiers de la police judiciaire (OPJ) de la brigade centrale des crimes financiers relevant de la Garde nationale de l’Aouina. D’autres membres de l’IVD ont également été entendus par cette même brigade. Le 20 février 2023, le Procureur de la République près du Tribunal de première instance (TPI) de Tunis décide l’ouverture de cinq informations judicaires et charge trois juges d’instruction près du 6eme, 9eme et 15eme près du pôle judiciaire économique et financier pour mener les investigations.
Le 2 mars 2023 le juge d’instruction près du 6e bureau a émis une interdiction de quitter le territoire à l’encontre de Sihem Ben Sedrine.
Le 5 ,6, 7 et 8 février 2024, elle a été auditionnée par le juge d’instruction près du 15e bureau. Après les auditions, le juge en charge du dossier a décidé de la maintenir en liberté. Le Ministère public a fait appel de cette décision et a demandé l’émission d’un mandat de dépôt.
Le 28 février 2024, la chambre d’accusation près de la Cour d’appel de Tunis a confirmé la décision du juge d’instruction de la maintenir en état de liberté et a rejeté l’appel du ministère public
Deux semaines plus tard, le juge près du 15e bureau a reçu une note de service l’informant de sa mutation au TPI de Jendouba, en dehors du mouvement annuel des magistrats. Il ne sera pas remplacé.
Le 4 mars 2024, le juge d’instruction près du 6e bureau décide d’assigner Sihem Ben Sedrine à résidence jusqu’àu 27 mars 2024, date à laquelle il procèdera à son audition. Le 27 mars, il est « promu », procureur général près du TPI de Tunis, et de par cette « promotion » il sera également à la tête du pôle judiciaire de lutte antiterroriste et du pôle judiciaire économique et financier.
Le 24 juillet 2024, Sihem Ben Sedrine a reçu une convocation pour comparaître le 1er août devant le juge d’instruction près du 37e bureau, qui assure l’intérim du 15e bureau. Selon la convocation elle sera auditionnée sur la base des articles 82,83,84, 96,98 et 99 du Code pénal.
Le jour de l’audition, la défense découvre que le juge d’instruction décide de l’auditionner dans le cadre de l’affaire de « la falsification du rapport de l’IVD », affaire ne relevant pas de sa compétence et qui est instruite par le juge d’instruction près du 6eme bureau.
A l’issue de l’audition, principalement basée sur les accusations infondées d’une ancienne membre de l’IVD, le juge d’instruction « décide » d’émettre un mandat de dépôt à son encontre.
L’affaire dans laquelle le mandat d’arrêt intervient
Dans cette affaire, le Conseil de l’IVD est accusé d’avoir falsifié son propre document.
Les travaux de l’IVD, dans le cadre de l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT), avaient fait l’objet d’un exposé public lors de la conférence finale, le 14 décembre 2018 (disponible sur la plateforme YouTube), avec une chronologie détaillée ainsi qu’une présentation Powerpoint publiées sur le site de l’IVD et ce en présence de tous les membres du conseil, y compris l’ancienne membre portant ces accusations. Cette présentation a été reprise telle quelle dans le rapport final de l’IVD et dans l’acte d’accusation, transmis le 31 décembre 2018 à la chambre spécialisée en matière de justice transitionnelle près du Tribunal de Première instance de Tunis.
Cette partie du rapport a également été validée par le Conseil de l’Instance dans sa session du 27 décembre 2018 comme vérifiable sur le procès-verbal de la réunion.
Lors de l’adoption des différents chapitres du rapport, le Conseil s’était donné jusqu’à fin janvier 2019 pour procéder aux corrections nécessaires (consigné dans le PV de la session du 28 décembre 2018). Le rapport final global (de près de 2.000 pages hors annexes) a été adopté le 30 décembre 2018. Le président de la République avait fixé quelques heures plus tard, un rendez-vous le 31 décembre 2018 pour sa remise officielle. Le rapport, comprenant sept volumes, a été remis au jour fixé, sans avoir eu la possibilité d’entreprendre les vérifications d’usage et il en a été informé. Tout le processus a été contrôlé par le Conseil de l’IVD et il n’y a aucune falsification.
Il est d’usage que tous les textes officiels subissent avant leur publication une vérification technique de conformité afin d’éliminer les erreurs qui peuvent se glisser lors des diverses phases au cours du processus de leur adoption. Cela ne constitue en aucun cas un acte de travestissement du contenu. Ces corrections ont été portées dans le rapport remis au chef du gouvernement.
Le rapport publié est celui qui fait foi, celui remis au président n’est pas opposable aux tiers et n’a aucun effet juridique ou conséquence légale. Le document qui fait foi et qui est opposable aux tiers, est celui mis en ligne le 26 mars 2019 et publié le 24 juin 2020 au JORT.
La prétendue existence d’une ” recommandation de dédommager la partie adverse de l’Etat d’un montant de 3000 millions de dinars ” est fallacieuse. Le rapport final de IVD est consultable sur le site du JORT. Il y est tout simplement mentionné, à titre informatif, l’impact potentiel du litige : ” Les dommages réclamés par ABCI International ont été estimés à environ 1 milliard de dollars (environ 3 milliards de dinars)”. Le rapport ne comporte aucune recommandation d’indemniser la partie adverse, montant déclaré par l’ABCI dans le JORT, sous le régime de Ben Ali, du 6 novembre 2010, n°133, page7409.
Les atteintes au droit à un procès équitable
La présidente de l’IVD a été victime de plusieurs violations dans son droit à un procès équitable notamment :
- Le droit à l’impartialité et l’indépendance de la magistrature :
Outre les méfaits des décrets-lois présidentiels 11/2022 et 38/2022 et les dispositions de la Constitution de 2022 sur l’indépendance institutionnelle et personnelle de la magistrature tunisienne et des magistrats tunisiens désormais révocable sur simple décision du Président de la République sans aucune procédure disciplinaire préalable. Suite à la mise hors activité du Conseil supérieur provisoire de la magistrature que le régime lui-même a initié, la ministre de justice a trouvé le moyen de contrôler encore de façon plus directe les juges en se référant a une loi abrogée en l’occurrence la loi n° 69-5 du 24 janvier 1969, modifiant la loi n° 67-29 du 14 juillet 1967 relative à l’organisation judiciaire au Conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature. Elle procède à la politique de la carotte et du bâton en mutant les juges par le biais de simples notes de service comme le cas du juge d’instruction en charge de l’une des affaires où Mme Sihem Ben Sedrine est traduite et qui a estimé que les éléments de dossier ne permettent pas l’émission d’un mandat d’arrêt. D’ailleurs sa décision a été confirmée par la chambre d’accusation compétente, ce juge a été soudainement et sans aucun motif légal muté dans un tribunal de l’intérieur du pays (une forme de punition non disciplinaire dans les traditions de la magistrature mise au pas en Tunisie). Le résultat ne s’est pas fait attendre et pas seulement sur cette affaire, cela vaut pour tous les juges d’instructions chargé d’instruire dans les dossiers dans lesquelles la victime est traduite.
- Le droit à la liberté et la présomption d’innocence :
Comme tout législateur respectueux du principe de la liberté et de la présomption d’innocence, l’émission d’un mandat d’arrêt est l’exception au sens de l’article 84 du code de procédure pénal tunisien. L’article 85 du même code précise ses conditions : « les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l’existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information ». Il va sans dire que la décision d’émettre un mandat de dépôt à l’encontre de Mme Ben Sedrine ne se base sur aucune de ces conditions, pire encore, aucun élément nouveau n’est survenu dans l’affaire pouvant motiver une telle décision.
- Le droit à la défense et au principe du contradictoire
Convoqué devant le nouveau juge d’instruction pour être auditionnée le 1er aout 2024 sur les bases des articles 82,83,84, 96,98 et 99 du code pénal comme il était précisé dans la convocation émanant du bureau d’instruction, Mme Sihem Ben Sedrine et son équipe de défense découvre lors de l’audience qu’il s’agit de l’auditionner sur les faits de falsification du rapport autrement dit un tout autre sujet non précisé à la convocation ce qui viole son droit de défense et le respect du contradictoire. La jurisprudence pénale tunisienne est abondante et identique sur ce point.
- Le droit à l’intégrité procédurale et à la neutralité de l’instruction
Les procédures pénales ne peuvent être des pièges tendus par l’autorité d’instruction ou du tribunal qui doit se comporter d’une façon honnête et transparente n’entravant pas dans tous les cas le droit de la défense ou le principe du contradictoire. En la convoquant pour un motif et en l’auditionnant sur un autre lors de l’audience, le nouveau juge d’instruction viole le principe de l’intégrité des procédures et sa présumée neutralité.
Représailles pour la présidente ou la justice transitionnelle
Ce harcèlement judicaire et la violation grossière des droits à un procès équitable a pour finalité le retrait du rapport final de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) du Journal officiel, en enterrant ainsi les révélations sur le système despotique et de corruption qu’il contient. Il est clair et évident qu’il s’agit de représailles ou de revanche des appareils et forces antirévolutionnaires qui sont le fer de lance du régime en place même s’il prétend être un mouvement réformiste de la révolution. Les violations que connait ce procès contre la présidente de l’IVD prouvent bien que le but est de discréditer toute la conception et le processus de la justice transitionnelle sachant que le président Kais Said veut s’accaparer tous les pouvoirs et notamment l’exclusivité du narratif historique.
Le CRLDHT
– condamne et dénonce fermement le harcèlement judiciaire dont fait l’objet la présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Mme Sihem Ben Sedrine, y compris l’interdiction de voyager, les poursuites judiciaires et l’émission d’un mandat d’arrêt.
– exprime sa solidarité totale et inconditionnelle avec la présidente de l’Instance Vérité et Dignité, militante acharnée contre la dictature de Ben Ali ; il exige d’arrêter les poursuites malveillantes et vindicatives à son encontre et de la libérer immédiatement,
– condamne la politique poursuivie par le pouvoir qui consiste à détruire les acquis de l’État, à refuser de rendre justice aux victimes et à cibler clairement toute personne qui s’efforce de faire rendre des comptes aux tortionnaires, en échange d’une impunité absolue pour tous ceux qui ont volé, pillé, torturé et tué les filles et les fils du peuple tunisien pendant des dizaines d’années.
– rejette la domestication et l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire pour liquider l’opposition et les voix critiques et harceler les défenseur-e-s des droits de l’homme, les responsables des anciennes instances et les activistes dans les domaines civil, politique et syndical ; un pouvoir judiciaire devenu une simple fonction au service de l’exécutif au lieu d’être une autorité indépendante qui réussit à poursuivre les tortionnaires et les violeurs des droits de l’homme.