8 mai en Tunisie : la mémoire vive d’une justice qui n’a pas encore eu lieu

Rapport de la coalition contre la torture

En Tunisie, le 8 mai n’est pas un jour ordinaire. Il commémore le martyre de Nabil Barakati, militant assassiné sous la torture à Gaâfour en 1987. Depuis plusieurs années, cette date est devenue un jalon symbolique de la lutte contre la torture, portée par les organisations de la société civile et des acteurs politiques soucieux de rendre hommage aux victimes, mais aussi de construire une mémoire collective et un plaidoyer contre l’impunité. Le livret publié en mai 2025 par un collectif d’associations, intitulé « 8 mai… la mémoire vive d’une justice qui n’a pas encore eu lieu », dresse un constat accablant de la persistance des pratiques de torture et de mauvais traitements en Tunisie.

Une violence qui perdure au-delà de la révolution

Malgré les espoirs nés de la révolution de 2011, la torture reste une réalité quotidienne, renforcée par un système institutionnel défaillant et une volonté politique absente. Depuis le 25 juillet 2021, date du virage autoritaire opéré par le président Kaïs Saïed, le pays connaît un démantèlement accéléré des contre-pouvoirs : concentration du pouvoir exécutif, marginalisation du Parlement, et attaques contre l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le décret-loi 54, en particulier, est devenu un outil de répression contre la liberté d’expression, les journalistes, les défenseurs des droits humains et les opposants.

Des lieux de détention aux espaces publics : la torture se réinvente

Le rapport explore les multiples visages de la torture, qu’elle soit exercée dans les prisons, les commissariats, les espaces publics, ou au domicile des citoyens. Les morts suspectes en détention se multiplient, souvent classées “contre X”, sans enquête sérieuse. Les conditions de détention sont décrites comme inhumaines : promiscuité, absence de soins, mauvais traitements systématiques, notamment pour les femmes.

Des témoignages poignants décrivent comment la violence physique s’accompagne d’humiliations, de privations, de stigmatisations sociales. Le cas de « Amel », femme harcelée, arrêtée, battue et humiliée à répétition depuis l’adolescence, illustre le coût psychologique et générationnel de cette violence d’État.

Personne n’est à l’abri : supporters, minorités, citoyens ordinaires

L’un des apports majeurs du document est de démystifier l’image classique du “militant victime de torture”. Le système répressif cible désormais des pans entiers de la population :

  • Les supporters de football, notamment les groupes d’ultras, régulièrement arrêtés, violentés ou poursuivis pour avoir exprimé leur colère dans les stades.
  • Les personnes LGBTQI+, poursuivies en vertu de l’article 230 du Code pénal, humiliées, battues et emprisonnées pour leur identité ou orientation sexuelle.
  • Les habitants des quartiers populaires, souvent stigmatisés comme “criminels par défaut”, en proie à des descentes policières brutales et arbitraires.

Une violence institutionnalisée, normalisée, impunie

Ce que met en lumière le livret, c’est le caractère structurel de la torture en Tunisie : un système qui ne se contente pas d’user de violence ponctuellement, mais produit et reproduit des formes de domination, d’humiliation et d’effacement de l’individu. Les procédures judiciaires sont souvent biaisées, les victimes privées de recours effectif, les avocats empêchés d’exercer leur rôle, les juges parfois complices ou impuissants.

Les récits rassemblés montrent une justice aux abonnés absents, un appareil d’État hostile à ses citoyens, et une société où la peur devient un mode de gouvernement.

Une coalition contre l’oubli et l’impunité

Face à cette situation, un collectif d’organisations – dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), Damj, Oladna, Africa, Génération contre la marginalisation et le programme SAND de l’OMCT – a décidé d’agir ensemble. Le 8 mai 2024, ils ont lancé officiellement l’”Coalition contre la torture”, appelant à une stratégie collective, féministe, intersectionnelle, alliant documentation, soutien psychologique, litiges stratégiques et mobilisation citoyenne.

Une mémoire qui appelle à l’action

Ce livret n’est pas un rapport administratif. C’est un cri, une archive de la douleur, une dénonciation structurée, mais aussi une promesse de lutte. Il rappelle que tant que la torture subsiste – que ce soit dans une cellule, sur un trottoir, ou à travers un décret –, la révolution de 2011 reste inachevée.

Le 8 mai n’est pas seulement un jour de commémoration. C’est un devoir de transmission, un appel à briser le silence, et à faire de la mémoire des victimes le socle d’un futur plus juste.

https://tinyurl.com/livret-ACT
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