Tunisie : les mouvements sociaux à la croisée des chemins

Lors de la rencontre préparatoire du 28 février 2025, organisée à la veille de l’Assemblée générale du CRLDHT à Paris, militant·e·s, chercheur·e·s et partenaires se sont réunis pour analyser les dynamiques sociales en Tunisie. Au centre des discussions : le rôle des mouvements sociaux dans un contexte de régression démocratique, leur rapport au pouvoir et aux forces progressistes, et les perspectives d’alliance face à l’autoritarisme de Kaïs Saïed.

Une colère sociale récupérée par le populisme

Le premier constat dressé est celui d’un paradoxe inquiétant : Kaïs Saïed, bien que détenteur d’un pouvoir autoritaire, continue à capter les frustrations populaires en se positionnant comme un opposant au “système”. Cette capacité à instrumentaliser la colère sociale nourrit une légitimité diffuse, notamment dans les franges les plus marginalisées de la société.

Une effervescence dépourvue de relais

En janvier 2025, le Forum pour les droits économiques et sociaux (FTDES) recensait 328 mouvements sociaux. Pourtant, ces mobilisations restent orphelines. Elles ne trouvent ni relais chez les partis politiques affaiblis, ni soutien de l’UGTT, ni même écoute dans les milieux intellectuels. Une défiance généralisée s’installe, y compris à l’égard des défenseurs des droits humains. Cette atomisation entrave toute structuration politique des luttes.

L’UGTT : une institution en crise

Un point central a été soulevé : le rôle de l’UGTT, principal syndicat tunisien, historiquement au cœur des luttes sociales et démocratiques. De nombreux intervenants ont souligné l’urgence pour l’organisation syndicale de sortir de sa léthargie actuelle et de la crise de leadership qu’elle traverse. L’UGTT doit retrouver sa vocation première : porter les revendications sociales, défendre le droit syndical, les libertés collectives et individuelles, et redevenir un acteur central de la médiation entre les masses populaires et les institutions. Son silence ou son retrait progressif face à la dégradation des conditions de vie mine son image et affaiblit le potentiel de convergence des luttes.

Nouveaux terrains, nouvelles voix

Les mobilisations sociales investissent désormais des terrains multiples : quartiers populaires, foyers universitaires, zones frontalières… Elles se structurent autour de questions migratoires, d’événements tragiques (immolations), de désastres écologiques ou de tensions liées au commerce informel. Ces luttes traduisent une souffrance profonde, mais peinent à émerger comme forces politiques constituées.

Le talon d’Achille de l’autoritarisme

Pour plusieurs intervenants, l’augmentation des colères sociales constitue le point de fragilité du régime. L’absence de réforme, l’aggravation de la pauvreté, la centralisation excessive du pouvoir sont autant de facteurs susceptibles d’ouvrir des brèches dans le système en place.

Vers une stratégie de soutien et d’accompagnement

Le CRLDHT, fidèle à sa charte humaniste et à son ancrage démocratique, ne peut se contenter d’observer. Plusieurs pistes de réflexion stratégique ont émergé de cette rencontre, dans le but d’articuler solidarité et autonomie des luttes :

  1. Accompagner sans encadrer : identifier des relais crédibles, créer des espaces d’écoute et proposer des formations ciblées à des leaders de terrain.
  2. Lire les luttes dans leur complexité : ne pas les réduire à des revendications juridiques ou touchant les libertés, mais y intégrer pleinement leur dimension sociale.
  3. Favoriser une jonction entre luttes sociales et démocratiques : sans forcer l’unité, poser les bases d’un dialogue fondé sur une critique commune du système économique et du discours populiste.
  4. Surveiller les signaux faibles : radicalisation, émergence de nouveaux langages contestataires, reconfiguration des formes d’organisation.
  5. Redonner du sens à l’engagement : à travers une pédagogie populaire, des actions concrètes et solidaires et un ancrage local durable.
  6. Susciter une refondation syndicale : appuyer les initiatives internes à l’UGTT qui visent à réhabiliter son rôle historique, à renouveler ses pratiques, et à reconnecter l’organisation aux réalités des luttes de terrain.

Une priorité inscrite dans le plan d’action

Les enseignements de cette session ont été intégrés à la stratégie 2025-2026 du CRLDHT. Les mouvements sociaux, en lien avec la situation de l’UGTT, seront désormais suivis de près, notamment dans leurs croisements avec d’autres enjeux majeurs : prisonniers politiques, lutte contre le racisme, migration, crise écologique​.

Dans un contexte tunisien marqué par les incertitudes, il est plus que jamais urgent de repenser les alliances sociales et syndicales. Le CRLDHT s’engage à être un espace de veille, de relais et de réflexion collective pour bâtir une force démocratique plurielle et enracinée.

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