Sophie Bessis ou le contre-discours qui fait vaciller une mythologie politique

La parution de La Civilisation judéo-chrétienne : anatomie d’une imposture de Sophie Bessis a déclenché un étonnant emballement médiatique. Pour un essai d’à peine 100 pages, signé par une intellectuelle de longue date mais peu courtisée par les plateaux dominants, la couverture presse – de Blast à Le Monde, en passant par les podcasts, les débats télévisés et les émissions culturelles – semble disproportionnée. Pourquoi un tel engouement soudain pour un petit opuscule qui, de surcroît, ne fait que révéler ce que tant d’autres avaient déjà pressenti : la « civilisation judéo-chrétienne » n’est pas une réalité historique, mais une trouvaille idéologique ?

Cet emballement tient d’abord à la force du geste intellectuel. Car en déconstruisant l’expression, S.Bessis ne se contente pas de la critiquer. Elle la désosse, révélant ses soubassements politiques, identitaires et géopolitiques. Ce qui se présente comme une étiquette culturelle consensuelle se révèle être une machine d’exclusion : un outil performatif qui efface l’apport musulman de l’histoire européenne, réécrit les relations judéo-chrétiennes et érige Israël en avant-poste de l’Occident.

Mais ce succès médiatique paradoxal révèle aussi une nervosité. Car S.Bessis ne se contente pas de pointer l’instrumentalisation du terme par l’extrême droite ; elle éclaire le consensus mou qui s’est installé autour de lui. Elle montre que la gauche, la droite classique et le centre libéral s’en sont également emparés, sous couvert de valeurs universelles ou de défense de la démocratie. L’expression fonctionne comme une fiction confortable, permettant à l’Occident de se racheter symboliquement de la Shoah tout en stigmatisant l’islam, désigné comme l’ennemi de l’humanité civilisée.

En cela, l’ouvrage est une bombe douce : il désigne le cœur du discours politique occidental actuel, ses mensonges fondateurs, ses mythes consolateurs. Et c’est sans doute là que réside la clef de sa réception enthousiaste : on y célèbre moins l’analyse que le soulagement qu’elle procure. Enfin, quelqu’un dit ce que beaucoup n’osent plus nommer : que derrière l’apparente réconciliation judéo-chrétienne se cache un refoulement historique, une manipulation symbolique, un outil de guerre culturelle.

Ce que l’auteure met en lumière, c’est un grand remplacement… sémantique. Le passage, dans les années 1980, d’un récit européen fondé sur la laïcité, les Lumières et l’héritage gréco-romain à un récit néo-identitaire où l’Europe se définit par ses « racines judéo-chrétiennes » marque un basculement idéologique : le religieux réinvestit l’espace public, mais sous une forme idéologisée, instrumentale, post-politique. Et dans ce récit, l’islam n’est plus seulement l’autre : il est l’antithèse.

Or, cette falsification est doublement dangereuse. Elle met les juifs européens dans une position d’assignation symbolique à Israël, comme si leur judaïté les liait nécessairement à un État qui prétend les représenter tous. Et elle fige les musulmans dans un statut d’altérité radicale, suspecte, violente. Dans cette configuration, la coexistence devient suspecte, la pluralité impensable et les solidarités impossibles.

L’impact de l’ouvrage de S.Bessis réside ainsi moins dans sa nouveauté que dans sa clarté. Il fait ce que peu d’essais récents ont osé faire : nommer, historiciser, déconstruire. Il ne cède ni à la polémique facile, ni à la neutralité molle. Il refuse la logique de l’effacement – qu’il s’agisse de celui du judaïsme oriental, des relations judéo-arabes, ou des apports de l’islam à l’histoire européenne. Et c’est peut-être là, dans ce refus obstiné des simplifications, que réside la clé de son retentissement : il met à nu un discours devenu hégémonique sans jamais céder à la facilité de l’indignation ni au confort du silence.

Ce n’est donc pas un simple « petit livre » qui a fait événement. C’est une mise en cause radicale d’un langage devenu naturel et qui ne l’est en rien. L’emballement médiatique, en ce sens, est aussi une reconnaissance : celle d’une vérité trop longtemps tue, d’un inconfort nécessaire et d’une lucidité précieuse.

Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne , Anatomie d’une imposture, Editions Les liens qui libèrent (LLL) ; février 2025 : site : www.lesliensquiliberent.fr 

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