NAVIGUER DANS L’INCERTITUDE : LES LUTTES ET LES DÉFIS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE DANS LA TUNISIE POST-2011

Rania Berro et Hamza Meddeb, “Naviguer dans l’incertitude” (Initiative de Réforme Arabe, avril 2025)

Un souffle démocratique vite rattrapé par l’autoritarisme

Quatorze ans après la révolution de janvier 2011, la Tunisie, longtemps considérée comme l’exception démocratique du monde arabe, connaît un recul sévère de ses libertés fondamentales. La société civile, qui fut l’un des piliers de la transition démocratique, voit aujourd’hui son espace d’action drastiquement réduit. Le rapport de Rania Berro et Hamza Meddeb pour l’Initiative de Réforme Arabe (2025-04-FRENCH-Navigating-Uncertainty-Civil-Societys-Struggles-and-Challenges-in-Post-2011-Tunisia.pdf ) analyse finement cette trajectoire faite d’espérances, de résistances et de désillusions. Il met en lumière les mutations profondes du tissu associatif tunisien, ses contributions majeures mais aussi ses vulnérabilités, dans un contexte de résurgence autoritaire.

L’après-2011 : une décennie de l’effervescence civique

Le renversement du régime de Ben Ali a ouvert un cycle de libéralisation sans précédent. Le décret-loi 88 de 2011 marque une rupture historique : il garantit la liberté de création associative par simple déclaration, consacre le droit à l’accès à l’information, autorise les financements étrangers et élargit le champ d’action des ONG aux domaines longtemps interdits comme les droits humains, la gouvernance ou la justice transitionnelle.

Dans cet élan, le nombre d’associations a explosé, passant de 9 000 en 2010 à près de 25 000 en 2023. Parmi elles, une minorité – environ 300 à 400 – se démarque par son engagement dans les luttes démocratiques et sociales. Des organisations comme Al-Bawsala, I-Watch, le FTDES ou encore Mourakiboun s’imposent comme des contre-pouvoirs agissant pour la transparence, la reddition des comptes et la défense des droits fondamentaux. Le rôle du Quartet (UGTT, UTICA, ONAT, LTDH) dans la résolution de la crise politique de 2013, couronné par le prix Nobel de la paix en 2015, incarne l’apogée de cette société civile reconnue et légitime.

Des forces vives … fracturées et fragilisées

Mais cette dynamique s’accompagne de déséquilibres structurels. Le rapport identifie huit limites majeures qui affaiblissent la capacité des OSC à résister à la restauration autoritaire :

  1. Une professionnalisation à double tranchant : Si elle a permis une montée en expertise, elle a aussi nourri la méfiance, renforçant l’image de « technocrates financés par l’étranger », déconnectés des réalités populaires.
  2. Un déséquilibre entre démocratie procédurale et démocratie substantielle :en focalisant sur les réformes législatives plutôt que sur les changements sociaux ou économiques, les OSC ont négligé les revendications de justice sociale, d’égalité territoriale et de réforme économique – qui furent  les véritables moteurs du soulèvement de 2011.
  3. Un fossé croissant entre OSC établies et activisme informel : méfiance mutuelle, clivages générationnels, tensions entre structures professionnalisées et mouvements horizontaux (comme EnaZeda, Manich Msamah ou Falgatna) minent la cohésion du champ civique.
  4. Un clivage persistant entre courants laïcs et islamistes : l’incapacité à dépasser la polarisation idéologique a empêché la formation de fronts communs face aux reculs démocratiques, jusqu’à aller justifier, chez certains, le coup de force de Kaïs Saïed en 2021.
  5. Le rôle ambivalent de l’UGTT : parfois moteur, parfois frein, le syndicat a privilégié la défense des intérêts de ses affiliés dans la fonction publique au détriment d’une solidarité avec les classes marginalisées et les mouvements sociaux autonomes.
  6. La porosité entre militantisme et ambition politique : des associations ont servi de tremplins électoraux, brouillant la frontière entre engagement désintéressé et stratégie de pouvoir, nourrissant la défiance de l’opinion publique.
  7. La dépendance aux bailleurs internationaux : le modèle de financement par projets a souvent poussé les OSC à suivre les priorités des donateurs (lutte contre l’extrémisme, entrepreneuriat, migration) plutôt qu’à articuler leurs actions avec les besoins locaux.
  8. L’absence de réformes institutionnelles majeures : la non-installation d’une Cour constitutionnelle, la réforme avortée de la justice et de la police, ont fragilisé durablement l’État de droit, ouvrant la voie à un exécutif tout-puissant.

Un tournant autoritaire confirmé

Depuis 2019, les signaux de rétrécissement de l’espace civique se multiplient. Le climat sécuritaire post-attentats, la loi antiterroriste de 2015, les accusations de blanchiment et de trahison portées contre les ONG, les attaques contre les défenseur·es des droits humains ont fragilisé les OSC. Le décret-loi 54 de 2022 sur la cybercriminalité a renforcé la criminalisation des opinions critiques.

Avec la concentration des pouvoirs entre les mains du président Saïed, la dissolution du Parlement, le démantèlement du système judiciaire indépendant et la stigmatisation des ONG comme « agents de l’étranger », la société civile tunisienne est désormais confrontée à un régime assumé de répression.

Reconfigurer la résistance : le défi de demain

Face à cette dérive, le rapport appelle à un sursaut. Il plaide pour une société civile qui assume pleinement son rôle politique, renoue avec les aspirations populaires, reconstruise des coalitions larges et autonomes, et mette la justice sociale au cœur de ses luttes. L’enjeu n’est plus seulement de préserver l’espace civique, mais de le reconstituer.

Dans une Tunisie où les contre-pouvoirs s’effacent, la société civile reste l’un des derniers bastions de vigilance démocratique. Mais pour peser, elle doit dépasser ses divisions, se libérer des injonctions de neutralité technocratique, et renouer avec les forces vives qui ont porté la révolution : jeunesse, territoires marginalisés, femmes, travailleurs et travailleuses précaires. C’est à ce prix que pourra se dessiner une nouvelle espérance démocratique.

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