La traque contre la société civile et la fuite en avant d’un régime failli

La Tunisie s’enfonce, jour après jour, dans une spirale autoritaire sans précédent. Sous couvert de restaurer l’État et de combattre la corruption, le pouvoir orchestre désormais une véritable traque contre la société civile indépendante, dans un climat de régression accélérée des droits, de verrouillage politique et de désintégration institutionnelle.
Les administrations, la justice et les services de sécurité sont mobilisés comme instruments de coercition politique.
Ce qui se déroule sous nos yeux n’est plus seulement une crise du pouvoir, mais un basculement de régime, où le droit devient un simulacre, la justice une arme et la société civile un ennemi à abattre.

L’ATFD suspendue : symbole d’une dérive autoritaire et d’un naufrage moral

Le 24 octobre 2025, les autorités tunisiennes ont ordonné la suspension pour un mois de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), l’une des plus anciennes et emblématiques organisations féministes du monde arabe.
Sous couvert d’« irrégularités administratives », cette décision s’inscrit dans une offensive coordonnée visant plusieurs associations indépendantes, actives dans les domaines des droits humains, de l’environnement ou de la liberté d’expression.
Ces suspensions et gels d’activités traduisent une volonté délibérée de museler tout espace autonome, en particulier ceux qui dénoncent la corruption, la répression ou les désastres écologiques.

Mais frapper l’ATFD, c’est atteindre un symbole fondateur du mouvement démocratique tunisien. Depuis 1989, elle incarne la liberté, l’égalité et la dignité, formant des générations de militantes et portant la voix des femmes dans toutes les luttes pour la justice et les droits.
La juriste Sana Ben Achour l’a résumé : « Le droit n’est plus conçu comme une limite à l’hégémonie du pouvoir, mais comme un couperet entre ses mains. »
Le décret-loi 2011-88, qui garantit la liberté d’association et autorise expressément le financement étranger dans un cadre transparent et légal, est aujourd’hui détourné pour criminaliser la coopération internationale et justifier la répression.
Assimiler ces soutiens légaux à une trahison nationale, c’est sortir du droit pour entrer dans l’arbitraire, en inventant un crime imaginaire.

Une campagne de diffamation et de peur

Sous prétexte de lutte contre l’ingérence étrangère, les autorités ont lancé une campagne de diffamation visant des dizaines d’organisations : féministes, environnementales, juridiques, médiatiques, de défense des migrants ou des minorités.
Les discours officiels et les relais médiatiques inféodés ressassent la même propagande : les associations indépendantes seraient « manipulées de l’extérieur », financées par « Soros » ou « des puissances étrangères », dans le but de déstabiliser l’État.
Ces accusations grotesques rappellent les méthodes des régimes autoritaires régionaux : fabriquer un ennemi intérieur pour masquer l’échec de la gouvernance et légitimer la répression.

Derrière cette rhétorique paranoïaque, une constante : l’élimination de tout contre-pouvoir.
Après les partis, les syndicats, les médias et les instances indépendantes, c’est désormais la société civile qui devient la cible prioritaire.

Une justice aux ordres, un pouvoir en décomposition 

L’instrumentalisation de la justice atteint un nouveau sommet avec la fixation, à la hâte, de l’audience d’appel dans l’affaire dite du “complot contre la sûreté de l’État”, prévue pour le 27 octobre 2025 — à distance, sans la présencedes détenus, ni l’information préalable de leurs avocats.
Cette parodie de justice n’est qu’un épisode d’une longue série : procédures truquées, détentions arbitraires, audience expéditives, harcèlement judiciaire, tandis que les véritables urgences – comme la catastrophe écologique de Gabès – restent ignorées. Un pouvoir qui craint la vérité ne gouverne plus : il réprime.

Face à cette offensive globale contre la société civile et à l’effondrement des garanties de l’État de droit,
le Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT)
observe que les manœuvres pseudo-judiciaires engagées par le pouvoir constituent non seulement une stratégie de répression, mais aussi une diversion calculée destinée à détourner l’attention de l’opinion publique.
Elles préparent et brouillent le terrain judiciaire avant les prochaines audiences, notamment l’affaire en appel du “complot contre la sécurité de l’État”, fixée dans des conditions opaques et arbitraires — à coup de Jarnac.
Le CRLDHT souligne qu’il s’agit d’une justice à plusieurs vitesses : des procédures expéditives et politisées lorsqu’il s’agit d’affaires à charge contre les opposants, et des lenteurs inexcusables dès qu’il s’agit de décisions urgentes comme lasuspension de l’activité catastrophiquement polluante à Gabès.

Dans ce contexte, le CRLDHT :

  • Réaffirme sa solidarité totale avec les associations, collectifs et mouvements civils injustement ciblés pour leur engagement dans la défense des droits fondamentaux et des libertés publiques, en particulier l’ATFD, symbole de courage et de continuité démocratique.
  • Dénonce avec force l’usage sélectif et pervers du décret-loi 2011-88, transformé d’un acquis démocratique en instrument de répression. Le CRLDHT rappelle que le financement étranger est légal, reconnu par le droit tunisien et par les standards internationaux, et qu’il constitue une source légitime de coopération entre les sociétés civiles du Nord et du Sud. Criminaliser cette pratique revient à criminaliser la solidarité internationale et à couper la Tunisie de ses propres alliances démocratiques.
  • Condamne la manipulation du système judiciaire à des fins politiques, l’usage systématique du droit comme arme de persécution et la soumission des institutions de contrôle à l’exécutif.
  • Appelle la société civile tunisienne à dépasser la simple réaction défensive et à élaborer une stratégie collective de résistance fondée sur la coordination, la mutualisation des expertises, la documentation juridique des violations et la mise en réseau des solidarités régionales et internationales.
  • Invite les mécanismes internationaux de protection des droits humains – rapporteurs spéciaux des Nations unies, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, institutions européennes et bailleurs partenaires – à intervenir sans délai pour exiger :
    • la levée immédiate des suspensions arbitraires,
    • la fin des poursuites contre les défenseur·es des droits humains,
    • et la restauration effective des garanties d’indépendance judiciaire et associative.
  • Alerte les partenaires de la Tunisie sur le risque majeur que représente cette dérive pour la stabilité de la région et pour les engagements internationaux de la Tunisie,

Suspendre l’ATFD, criminaliser le financement étranger, manipuler la justice et réprimer les voix libres : tout cela ne traduit pas la force d’un État, mais sa peur, sa vacuité et son échec.
Le régime a choisi la peur comme ultime politique. Mais la société civile tunisienne, forte de son histoire et de ses solidarités, n’abdiquera pas.
Le pouvoir peut suspendre des associations, mais il ne suspendra jamais la conscience, la mémoire ni la liberté.
C’est dans cette fidélité à la Tunisie du 17 décembre 2010- 14 janvier2011, à la dignité des luttes et à l’universalité des droits, que le CRLDHT inscrit sa position : résister, relier, reconstruire.

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