La récente séquence d’événements en Tunisie – depuis le retrait de la déclaration reconnaissant la compétence de la Cour africaine des droits de l’homme, en passant par la tenue du Conseil de sécurité nationale et le discours prononcé par le président Saïed à cette occasion, jusqu’à la révocation du Premier ministre Kamel El Madouri et la nomination d’une nouvelle cheffe du gouvernement survenues une heure tardive et sans explication – ne doit pas masquer une réalité flagrante : ce régime, et en particulier le président Kaïs Saïed sa la clé de voûte, s’est enfermé dans une solitude diplomatique sans précédent dans l’histoire de la Tunisie depuis l’indépendance.
La fête de l’indépendance du 20 mars 2025 a mis en lumière l’étendue de la grave situation diplomatique dans laquelle la Tunisie s’est enlisée. Tout au long de l’histoire de la République tunisienne, cette fête a toujours été l’occasion pour le président de la République de recevoir des appels, lettres ou télégrammes de félicitations protocolaires rappelant les relations fraternelles et amicales avec des chefs d’État et de gouvernement ayant des liens avec la Tunisie, des valeurs communes, voire des positions sur telle ou telle question. Cet exercice protocolaire de routine n’a plus cours avec Kaïs Saïed aujourd’hui à la manœuvre.
Les échanges à l’occasion des fêtes nationales constituent, en diplomatie, un baromètre significatif du niveau des relations qu’un État entretient avec ses partenaires. Leur absence ne saurait être réduite à une simple omission ou à un oubli anodin : en diplomatie, le silence a toujours une signification. Certes, la tradition veut que les pays les plus proches, soucieux de préserver leurs liens bilatéraux, soient les premiers à respecter et à perpétuer ces usages protocolaires. Or, l’exercice brutal du pouvoir par Kaïs Saïed, notamment en sa qualité de premier représentant diplomatique de la Tunisie, a écarté toute perspective de consolidation – voire même de simple maintien – des relations fraternelles et amicales avec l’environnement international du pays.
À ce jour, seul un appel téléphonique du président algérien Abdelmadjid Tebboune a été officiellement enregistré le 20 mars 2025, selon la page Facebook de la présidence tunisienne. Une autre communication, le 21 mars 2025, aurait également eu lieu avec le président Emmanuel Macron, d’après la même source.
Le constat est sans équivoque : les grandes capitales manquent à l’appel. Pour la première fois dans l’histoire des relations tuniso-marocaines, le souverain marocain s’est abstenu d’adresser un message ou un appel à l’occasion du 20 mars. Ce silence, lourd de sens, peut s’expliquer par la position ouvertement partisane qu’a adoptée Kaïs Saïed sur la question du Sahara occidental — une prise de position sans précédent qui a porté un coup sévère, non seulement aux relations bilatérales avec Rabat, mais aussi au projet du Grand Maghreb dans son ensemble.
Aucune des diverses autorités politiques de la Libye, autre voisine maghrébine, n’a pas non plus manifesté le moindre geste diplomatique. Aucun de ses dirigeants n’a pris la peine de s’adresser au palais de Carthage.
L’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, que Kaïs Saïed semble avoir prise pour modèle à la suite de sa visite au Caire — certains évoquant même une implication directe des services égyptiens dans le coup d’État du 25 juillet 2021 —, est également restée muette à l’occasion de la fête nationale tunisienne.
Quant aux monarchies du Golfe, elles semblent avoir totalement ignoré Kaïs Saïed et cette fête nationale. Il faut dire qu’elles n’ont jamais véritablement envisagé une relation d’égal à égal, malgré le fait que Kaies Saeid incarne, à bien des égards, la contre-révolution qu’elles ont activement soutenue dans la région. Ses rapports ambigus avec l’Iran n’ont fait que renforcer cette distance avec l’ensemble des régimes conservateurs.
La Ligue arabe, dont Kaïs Saïed a ignoré le dernier sommet, s’alignant sur la position du président Tebboune, n’a pas adressé quelques mots protocolaires d’usage. La Tunisie de Kaïs Saïed est loin d’être audible ou influente dans la Ligue arabe, contrairement à l’époque de Bourguiba, lorsque Tunis accueillait son siège et que Chadli El Klibi en était le secrétaire général. Même sous Ben Ali, la Tunisie ne renvoyait pas cette image de parent pauvre.
Du côté des États africains, le bilan diplomatique n’est guère plus reluisant. Il est lourdement entaché par les propos xénophobes et racistes tenus par le président Kaïs Saïed en 2023, lorsqu’il a repris la théorie complotiste du « grand remplacement » en visant directement les migrants originaires d’Afrique subsaharienne.
Le prétendu panafricanisme affiché par Kaïs Saïed ne va guère au-delà de quelques déclarations de façade Il ne dispose d’aucune vision stratégique — ni même tactique — à l’égard du continent africain. Le silence persistant de nombre de dirigeants africains à l’égard de la Tunisie s’explique aussi par l’absence remarquée du président Saïed au dernier sommet de l’Union africaine, alors même que des sujets majeurs y étaient abordés, notamment ceux des migrations dr la coopération avec les pays d’origine.
Ce désengagement volontaire traduit une approche purement utilitariste : Kaïs Saïed préfère instrumentaliser la question migratoire dans ses négociations avec l’Union européenne, au mépris de tout dialogue Sud–Sud avec les partenaires africains.
Les relations entre l’Union européenne et Kaïs Saïed relèvent d’un paradoxe manifeste. D’un côté, sur la base d’un mémorandum, l’UE continue de miser sur sa coopération pour freiner l’émigration irrégulière — que celle-ci concerne les Tunisiens ou les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. De l’autre, Kaïs Saïed demeure un partenaire politiquement toxique et de plus en plus infréquentable. Même Giorgia Melloni, présidente du Conseil italien et interlocutrice privilégiée du président tunisien ces derniers mois, ne lui a adressé aucun mot à l’occasion du 20 mars.
Cette relation ambivalente s’apparente à un « je t’aime moi non plus » diplomatique. Une chose est certaine : Kaïs Saïed se trouve dans un isolement international manifeste. Inutile, d’ailleurs, de mentionner les États-Unis, dont l’attitude oscille entre désintérêt apparent et soutien indirect à son coup d’État.
En définitive, le président Saïed n’a reçu qu’un seul message officiel : celui de son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, avec lequel il entretient au demeurant une relation déséquilibrée, proche de la vassalisation. Le régime tunisien, en perte de légitimité interne et de crédibilité internationale, semble désormais dépendre largement du soutien algérien pour sa survie.
La présidence algérienne a d’ailleurs précisé que son appel consistait aussi à présenter ses condoléances suite au décès d’un proche de Kaïs Saïed — un détail totalement passé sous silence dans le communiqué tunisien. Ce type d’omission n’est pas anodin : la présidence tunisienne s’est déjà illustrée par la diffusion régulière d’informations différentes de celles rapportées par les interlocuteurs étrangers du chef de l’État. Il ne s’agit nullement de fautes de traduction, mais bien de manipulations délibérées à des fins de propagande.
À ce propos, l’Élysée n’a publié aucun communiqué confirmant la supposée conversation du 21 mars 2025, ni apporté la moindre précision sur son contenu.
La diplomatie tunisienne, sous le règne de Kaïs Saïed, s’enlise chaque jour et multiplie les violations graves et systématiques des droits humains et du principe de l’État de droit. Les mises en garde répétées des institutions onusiennes comme de la société civile tunisienne témoignent d’une régression généralisée qui touche tous les domaines de la vie publique.
Le tort infligé aux relations extérieures de la Tunisie dépasse largement la seule image d’un président isolé ou infréquentable. Ce préjudice diplomatique compromet durablement les intérêts essentiels du pays, à court comme qu’à moyen et long terme.