Le cas du Docteur Mohamed Lotfi MraihiSous l’ère de Kaïs Saïed, exercer ses droits est un crime

Mohamed Lotfi Mraïhi est l’un des détenus politiques arrêtés après 25 juillet 2021. Comme presque tous les détenus, son « péché » a été de vouloir jouir de ses droits constitutionnels en tant que citoyen tunisien. En véritable contre-révolution, le rouleau compresseur de l’appareil sécuritaire et d’un appareil judiciaire réduit à une sorte de journal officiel publiant les instructions de l’exécutif a broyé toute manifestation d’avis ou d’opinion critique.

Le Dr Mraihi est médecin pneumologue, originaire de Hidra (Kasserine). En 2011, il fonde avec un groupe de militants le parti « Union populaire républicaine ». Celui-ci n’a pas réussi à obtenir de représentation à l’Assemblée constituante, mais les élections municipales et surtout l’élection présidentielle de 2019 ont rendu le parti et son président plus visibles. Classé parmi les opposants au coup d’État de Kaïs Saïed, il est poursuivi pour des déclarations faites en 2023, puis condamné, avant d’être victime en 2024 d’un acharnement judiciaire lié à ses ambitions présidentielles : il est traduit devant le pôle judiciaire financier et condamné pour un prétendu « crime électoral ».

Kaies Saied, une ligne rouge

Le 8 août 2023, le ministère public traduit le Dr Mraïhi devant la justice pour « utilisation de systèmes d’information afin de diffuser de fausses informations et des rumeurs infondées portant atteinte à la sûreté publique », sur la base du tristement célèbre article 24 du décret-loi 54/2022, suite à une plainte de la ministre de la Justice.

Les faits se résument à deux déclarations sur la radio Mosaïque où il constatait le double discours du président de la République, Kaïs Saïed, et l’invitait à « partir pacifiquement ».

Le 21 janvier 2024, le Tribunal de première instance de Tunis (jugement n° 28683) le condamne à six mois d’emprisonnement avec sursis. Mais, suite à l’appel du ministère public, la cour d’appel de Tunis (arrêt n° 813 du 22 novembre 2024) confirme la condamnation et aggrave sa situation en supprimant le sursis. Un pourvoi en cassation est en cours.

Il est important de noter plusieurs anomalies :

  • Les déclarations incriminées ont été faites à la radio ; le décret-loi 115/2011 sur la presse est donc le texte applicable.
  • Ces déclarations constituent clairement une opinion et non une information ou une rumeur.
  • La motivation de l’arrêt d’appel se limite à une phrase :
    « Considérant les éléments mentionnés, il ressort qu’il existe des arguments et des présomptions jugés suffisants et concordants établissant la commission du crime tel que retenu par le réquisitoire, ce qui impose sa condamnation pénale. » Aucune précision n’est donnée quant aux éléments judiciaires, matériels et moraux, pourtant soulevés par la défense.

Le droit de participer à la vie publique : candidater = trahison

Le droit de participer à la direction des affaires publiques est un droit de l’homme consacré constitutionnellement et conventionnellement. Mais sous Kaïs Saïed, la critique politique, même la plus simple, relève du blasphème et du « péché » pénalement réprimé. Le défier dans une élection présidentielle, ou seulement songer à se mesurer à lui, devient un péché impardonnable.

Le 12 juillet 2024, le Tribunal de première instance de Tunis (jugement n° 20770) condamne le Dr Mraïhi et quatre responsables de son parti – dont sa collègue, le Dr Leila Elouz, directrice exécutive du parti – à huit ans de prison et 2000 dinars d’amende. Pour le Dr Mraïhi, la peine inclut la déchéance à vie de son droit à se porter candidat. Le 27 septembre 2024, la cour d’appel de Tunis (arrêt n° 14362) confirme la condamnation, réduisant toutefois la peine à six mois. Un pourvoi en cassation est formé, l’affaire est en cours.

Il est reproché au Dr Mraïhi et à son équipe d’avoir commis le délit prévu par l’article 161 nouveau de la loi organique 16/2014, tel que modifié par le décret-loi 55/2022, à savoir avoir utilisé des dons en numéraire afin d’influencer des électeurs. Or, les investigations, closes en cinq jours, n’ont abouti qu’à un témoignage de seconde main, d’un individu prétendant avoir eu des pourparlers avec la directrice exécutive du parti en vue de bénéficier de parrainages contre de l’argent.

Malgré les violations manifestes des normes du procès équitable, les juridictions de fond condamnent les accusés, alors que les délits sont impossibles à établir pour plusieurs raisons :

  • Impossibilité de l’élément légal : le délit et ses sanctions sont issus d’une modification inconstitutionnelle, car les règles électorales relèvent exclusivement de la loi organique. Un décret-loi, surtout présidentiel, ne peut la modifier (principe de hiérarchie des normes et parallélisme des formes).
  • Impossibilité temporelle : les prétendus faits se seraient déroulés en mai-juin 2024, alors qu’à cette période seul Kaïs Saïed savait qu’il y aurait des élections. Ce n’est que le 2 juillet 2024 que leur tenue a été officiellement annoncée. En mai-juin, les règles sur les parrainages n’étaient pas encore publiées, rendant le délit juridiquement impossible.
  • Impossibilité juridique : l’article 161 nouveau vise les fraudes commises par un candidat pour influencer un électeur, alors qu’il ne s’agissait ici que de parrainages, non de scrutin. De plus, ni l’article 161 ni l’article 166 n’incriminent la tentative, et aucun don n’a été établi.

Fait révélateur : dans aucun document du dossier, une action ou une abstention n’est imputée au Dr Mraïhi. Cerise sur le gâteau, l’interdiction de se porter candidat à vie prévue par l’article 161 nouveau ne concerne que les candidats aux législatives. Le texte prévoit en outre la déchéance du droit de vote pendant dix ans pour l’électeur ayant bénéficié des dons, ce qui n’a pas été appliqué ici puisqu’aucune personne n’a bénéficié de dons – tout simplement parce qu’il n’y en a eu aucun.

Une justice soumise au calendrier politique

Le pourvoi en cassation traine, comme à chaque fois que le temps judiciaire se met au service du calendrier politique. La justice avance à la vitesse supersonique pour obtenir une condamnation définitive avant les élections, afin d’empêcher toute candidature, mais traîne pendant des mois une fois les opposants en prison.

Le cas du Dr Mraihi est un exemple parmi des dizaines, voire des centaines, de victimes de la lutte pour la restauration de la démocratie. Comme les autres détenus politiques et d’opinion, il est conscient que sa libération ne viendra qu’avec la fin de cet épisode chaotique que traverse la Tunisie. Une raison de plus pour se soulever contre ces ignominies et cette condamnation collective de l’avenir des Tunisiennes et Tunisiens.

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