En ce qui concerne le Moyen Orient, les défenseurs des droits humains sont aujourd’hui confrontés à deux exigences : celle de lutter contre l’anéantissement des Palestiniens par un État israélien dirigé par une extrême-droite suprémaciste et coloniale, et celle de combattre l’antisémitisme et tous les racismes, combat fondamental dont ils doivent s’emparer. Aucun de ces deux combats ne peut ni ne doit être dévoyé par des enjeux politiciens ou diverses formes de réaction identitaire. Or, ils le sont tous les jours, du fait d’une confusion délétère, tragiquement instrumentalisée, entre antisionisme et antisémitisme des deux côtés de la Méditerranée.
Sur la rive Nord, l’antisionisme est considéré par la plupart des dirigeants européens comme un avatar contemporain de l’antisémitisme et ils ont entrepris de le combattre comme tel. En France, le président Emmanuel Macron a répété qu’il serait « la forme réinventée de l’antisémitisme ». La classe politique allemande – croyant ainsi pouvoir s’exonérer de sa culpabilité envers les juifs – a fait de la défense inconditionnelle d’Israël une « raison d’Etat ». Aux Etats-Unis, le fait de critiquer Israël est également considéré comme une modalité de l’antisémitisme et désormais passible d’une panoplie de sanctions. Quant aux dirigeants israéliens, en qualifiant d’antisémite toute condamnation de leur politique, usent pour leur part de cette confusion depuis des décennies, et plus encore depuis le 7 octobre 2023, voulant délégitimer par ce biais toute critique à l’encontre de l’effroyable guerre qu’ils mènent à Gaza.
De telles postures relèvent en premier lieu de l’ignorance historique. Car l’antisionisme, né dès le début du XXe siècle, a d’abord et pendant longtemps été porté par les milieux libéraux juifs européens et leurs intellectuels les plus éminents, qui se sont inquiétés de l’installation d’un Etat juif sur une terre déjà peuplée. Avant le nazisme, une bonne partie des juifs européens étaient en outre assimilationnistes, voulant être des citoyens à part entière de leurs pays respectifs, sans pour autant renier leur judaïté. Un autre versant de l’antisionisme juif de cette époque fut le fait de l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, le Bund, réclamant, lui, la reconnaissance d’une nationalité culturelle juive au sein des pays où vivait à l’époque la majorité des juifs du monde, avant que le judéocide nazi ne mette fin à l’existence de ce vaste Yiddishland. Enfin, l’antisionisme juif a été renforcé par l’importance de la présence juive dans le mouvement communiste international jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le monde arabe, c’est à partir de l’extension du foyer juif en Palestine dans les années 1930 que l’antisionisme s’est développé. Il a pris son essor avec la création d’Israël en 1948 et le nettoyage ethnique (la Nakba) qui l’a accompagné. Nul n’aurait alors songé à taxer tout antisioniste d’antisémite. Mais le développement de cet État, le traitement qu’il réserve aux Palestiniens, sa funeste politique coloniale et le mépris qu’il manifeste vis-à-vis de toutes les résolutions internationales ont radicalisé un antisionisme qui a pu conforter l’anti-judaïsme séculiaire sévissant encore dans la région. L’hégémonie des idéologies nationalistes arabes y a accru les discriminations à l’encontre des minorités juives, provoquant entre les années 1950 et 1970 leur émigration que, par ailleurs, l’État d’Israël n’a cessé d’encourager.
Il existe aujourd’hui plusieurs sortes d’antisionisme, celui – radical – qui nie l’existence d’Israël qualifié d'”entité sioniste”, celui – dit réaliste – qui préconise son retour à ses frontières du 4 juin 1967 et la création d’un Etat palestinien pleinement souverain à ses côtés, et celui des partisans d’un Etat binational ou unitaire dont tous les citoyens jouiraient d’une totale égalité. On voit, grâce à ces rappels, que l’antisionisme est une position politique récusant la suprématie juive sur l’ancienne Palestine mandataire, au contraire de l’antisémitisme qui est un pur racisme et à ce titre condamnable.
Malheureusement, notre époque est propice aux instrumentalisations les plus dangereuses. D’un côté, la prétention d’Israël à vouloir parler au nom de tous les juifs crée au Nord comme au Sud une confusion entre juif et israélien et alimente dans de nombreux pays une hostilité envers l’ensemble des juifs malgré le fait que beaucoup d’entre eux, des deux côtés de l’Atlantique en particulier, refusent publiquement d’être assimilés à un Etat dont ils condamnent l’expansionnisme et prennent fait et cause pour la défense des droits des Palestiniens. Les défenseurs des droits humains ont le devoir d’oeuvrer à distinguer juifs et Israéliens qui, dans les opinions publiques du monde arabe tout spécialement, sont trop souvent confondus et alimentent une hostilité envers les juifs qui n’a rien à voir avec l’antisionisme politique.
Par ailleurs, ce qu’on appelle le sionisme chrétien est représenté par les mouvements évangéliques qui sont des défenseurs inconditionnels de la colonisation israélienne et ses principaux bailleurs de fonds. Or ils sont à la fois sionistes radicaux… et antisémites dans la mesure où ils tirent de leur lecture des textes sacrés la croyance délirante selon laquelle tous les juifs doivent être réunis en « terre sainte » et être convertis collectivement au christianisme pour que Jésus puisse revenir sur Terre. Enfin, tous les dirigeants d’extrême droite occidentaux – dont certains sont hélas arrivés au sommet du pouvoir – partagent avec les sionistes radicaux qui gouvernent aujourd’hui Israël la haine de toute altérité, le culte de la “pureté” de la terre et du sang, un nationalisme xénophobe qui nourrit leur fantasme de sociétés homogènes débarrassées de tous ceux qu’ils considèrent comme des étrangers. Peu importe que ces extrêmes droites soient issues d’une matrice antisémite et gardent des accointances avec les mouvements néonazis. Leur antisémitisme cohabite sans contradiction apparente avec la parenté idéologique qui les lie à leurs homologues israéliens. C’est ainsi que l’on assiste aujourd’hui dans le monde à la formation d’une extrême droite néofasciste qui est, paradoxalement, à la fois antisémite et farouchement sioniste. La droite israélienne n’a cessé depuis des années de resserrer ses liens avec ces alliés sulfureux. A l’inverse, elle voue aux gémonies les juifs antisionistes dont le nombre augmente depuis le carnage perpétré par l’armée israélienne à Gaza. Ceux-là sont à ses yeux dangereux, étant la preuve vivante qu’antisionisme et antisémitisme ne sont en rien des synonymes.
De fait, la confusion entre antisionisme et antisémitisme, politiquement entretenue par nombre d’entrepreneurs identitaires de tous bords et des pouvoirs occidentaux qui voient dans Israël un allié et un bastion occidental au coeur du Moyen-Orient, est une calamité pour tous les combattants des droits humains et de la liberté. Au nom de la lutte contre l’antisémitisme, les Etats d’Europe et d’Amérique du Nord se livrent à une véritable chasse aux sorcières contre tous ceux qui osent élever la voix contre Israël. Selon cette logique, le combat des Palestiniens est assimilé sans nuances à une supposée volonté de destruction des juifs et de ce fait délégitimé et taxé de terroriste. Dans tous les pays du Nord, la liberté d’expression sur ce sujet est aujourd’hui en grand danger. Mais, au Sud de la Méditerranée, le silence quasi-général devant les dérives parfois antisémites de l’antisionisme, donne du grain à moudre aux défenseurs de la politique israélienne et dessert grandement la cause palestinienne. Aux défenseurs arabes des droits humains de tenir les deux bouts de la chaîne : ne rien lâcher sur la défense des droits des Palestiniens et sur la condamnation de la politique génocidaire d’Israël à leur encontre, et lutter fermement contre les dérives antisémites dans leurs pays et au sein des populations immigrées en Europe. La lutte antiraciste, en effet, ne souffre pas d’exceptions. Celle pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes non plus.