Les 12 et 13 septembre 2025 s’est tenue, à la Cité de la Culture à Tunis, l’assemblée générale ordinaire de l’Ordre national des avocats tunisiens. Comme tous les trois ans, elle comprenait les élections du bâtonnier et des membres du Conseil de l’Ordre : 14 membres élus, auxquels s’ajoutent le dernier bâtonnier et les 16 présidents de section pour former le Conseil au complet.
Les élections de l’Ordre, et notamment celles du bâtonnier, ont toujours constitué un événement national dépassant largement la sphère professionnelle, judiciaire ou juridique, suscitant un intérêt public, politique et médiatique. Cela s’explique par des raisons historiques mais aussi conjoncturelles, comme l’ont montré ces dernières élections.
Une tradition historique de liberté
Historiquement, et surtout depuis la fin des années 1970, ces élections étaient la caisse de résonance de la vie politique du pays. Elles constituaient presque les seules élections libres, pluralistes et démocratiques sous la dictature de Bourguiba – lui-même avocat – puis sous Ben Ali, dont le régime affrontait ses dissidents lors de ces scrutins qui servaient de thermomètre du « mood » politique général. La contribution des avocats à la Révolution du 14 janvier 2011 illustre leur rôle pionnier dans la défense de l’État de droit et des droits humains. Après la révolution, le décret-loi 79/2011 l’a consacré :
« La profession d’avocat est une profession libérale et indépendante. Elle participe à l’instauration de la justice et défend les libertés et les droits humains. »
Un principe encore renforcé par l’article 105 de la Constitution de 2014.
Après 2011, les avocats étaient très visibles dans la sphère publique, médiatique et politique. Certes, l’Ordre n’était plus le leader incontesté de la défense des valeurs démocratiques et des droits humains comme auparavant. Le phénomène de « migration » vers la politique a aussi favorisé l’émergence de dirigeants de second rang dans ses structures. Si le clivage politique n’a pas complètement disparu durant de la décennie de transition démocratique, les élections ont pris des dimensions plutôt clientélistes que véritablement syndicales ou professionnelles.
La rupture du 25 juillet 2021
Le coup d’État de Kaïs Saïed du 25 juillet 2021 a révélé un barreau inédit. Sous la présidence du bâtonnier Brahim Bouderbela, le Conseil de l’Ordre a soutenu les violations de la Constitution et l’avortement de l’expérience démocratique. Dans un communiqué du 27 juillet 2021, il a exprimé son allégeance à Kaïs Saïed, confirmée ensuite par son silence – voire son soutien – face à la régression : gel de l’article 105 de la Constitution (avant son abrogation), expulsion des avocats du Conseil supérieur de la magistrature, répression de confrères… Jamais, depuis que ces élections sont devenues indépendantes, le Conseil de l’Ordre ne s’était ainsi mis au service du régime.
Avec le soutien du pouvoir et de certaines fractions opportunistes cherchant un « deal » avec Kaïs Saïed – en manque cruel de légitimité –, la dynastie des bâtonniers pro-régime (parfois surnommés « bâtonniers de Carthage ») s’est prolongée avec l’élection de Hatem Meziou et d’une majorité du même profil, sous couvert de préserver la « neutralité » de la profession. Les atteintes aux droits humains se sont multipliées, grossiers et systématiques, touchant aussi les avocats, souvent arrêtés et poursuivis sans respect des procédures. La violation de la Maison de l’avocat à deux reprises fut un moment marquant, révélateur du mépris du régime envers la profession, accompagné d’un nombre record d’avocats traduits et arrêtés.
Face à cela, le bâtonnier Meziou et la majorité du Conseil n’ont montré qu’effacement et lâcheté, encourageant le régime à persister. Pire encore, le Conseil de l’Ordre a déclaré officiellement que « la réussite du processus du 25 juillet 2021 est une priorité pour le Conseil de l’Ordre ». Même sous Ben Ali, jamais un Conseil de l’Ordre n’avait atteint un tel degré d’instrumentalisation.
Les élections de septembre 2025
Reportées au-delà des délais légaux et entachées de violations procédurales qui n’ont toutefois pas remis en cause l’intégrité du vote, les élections ont débuté le 12 septembre 2025 avec une faible participation. Mais, le lendemain, près de 4000 avocats – soit 40 % des inscrits – ont afflué, un record qui a même posé des problèmes logistiques.
Les candidats au bâtonnat : huit candidats se sont présentés :
- trois membres sortants du Conseil – H. Toukabri (secrétaire général), M. Mahjoub (trésorier) et N. Triki (responsable de la formation) – tous soutiens de Meziou malgré un discours de façade,
- trois « récidivistes » – Mohamed Hedfi (ancien président de la section de Tunis), Boubaker Bethabet (ancien secrétaire général du Conseil), Abderaouf Ayadi (ancien membre du Conseil),
- deux outsiders – N. Kraiem et Mhiri.
Une victoire sans appel
Me Boubaker Bethabet a obtenu un véritable plébiscite, élu dès le premier tour (fait rare, avec seulement deux précédents dans l’histoire du barreau) avec un record de 2.193 voix. Ce résultat démontre que le clivage n’était pas politique ou idéologique mais bien une réponse à la dégradation de la profession sous la politique de compromission et de passivité des bâtonniers Bouderbela et Meziou. C’est un vote sanction, mais surtout l’expression d’un désir de changement.
Ancienne figure des structures de la profession, Me Bethabet bénéficie d’une riche expérience : membre de la section de Tunis, puis secrétaire général du Conseil de l’Ordre aux côtés des bâtonniers Chawki Tabib puis Mohamed Fadhel Mahfoudh. Trois fois candidat malheureux au bâtonnat (2016, 2019 et 2022), il incarne l’école du bâtonnier Bechir Essid et il est proche du courant nationaliste (Mouvement du peuple). Il fut aussi secrétaire général de la première instance électorale (ISIE) présidée par Kamel Jendoubi.
Son programme se résume ainsi :
- indépendance de la profession et de la magistrature,
- défense des avocats détenus,
- réforme de la gouvernance de l’Ordre et de la Caisse de prévoyance et retraite.
Lors de sa première déclaration après son élection, il a affirmé sa volonté de renouer avec les principes de la profession et exprimé comme priorité la libération des avocats détenus. Devant un public enthousiaste, on pourrait entendre scander les slogans « Liberté, liberté, l’État policier est fini ! » et « Fidèles à nos confrères détenus ! » ont retenti.
Le Conseil de l’Ordre
L’élection des membres du Conseil a été plus nuancée : on y retrouve presque toutes les tendances, des avocats nationalistes, de gauche, des islamistes, des proches de Chawki Tabib ou encore des anciens du RCD. Les alliances, personnalités et stratégies individuelles ont joué un rôle déterminant. Six anciens présidents de sections, dont quatre des régions, y siègent. Trois avocates ont été élues, dont la doyenne Saïda Akremi, une figure historique.
Les positions des nouveaux membres sur le 25 juillet 2021 sont diverses : certains l’ont soutenu, d’autres sont restés silencieux, d’autres encore l’ont contesté.
Ces élections constituent un message clair au pouvoir en place et à la société civile. Elles peuvent ouvrir une dynamique positive en faveur de l’État de droit et des droits humains. Néanmoins, il faut garder les pieds sur terre : l’Ordre des avocats est un garde-fou de la République, investi par la loi pour défendre les droits et les libertés, mais il ne peut se substituer à l’opposition politique. Les équilibres internes du Conseil, encore à constituer, pèseront sur ses futures positions.
Le CRLDHT
- Salue la réaction salutaire et patriotique exprimée par les avocates et avocats lors de leur assemblée générale des 12 et 13 septembre 2025 ;
- Félicite le bâtonnier Boubaker Bethabet et tous les élus pour la confiance dont ils ont bénéficié de la part de leurs pairs ;
- Exprime son vif espoir de voir le Barreau tunisien rompre avec la complicité et l’allégeance au pouvoir et reprendre son rôle avant-gardiste et déterminant dans la protection de la profession et de ses représentants, dans celle des droits humains et des principes de l’État de droit ;
- Invite le peuple tunisien, ses institutions et sa société civile à œuvrer ensemble pour le salut de la patrie et tourner définitivement la page de la dictature.