Sihem Ben Sedrine devant la chambre criminelle

Une nouvelle prouesse de la contre-révolution

Bien que le président Kaïs Saïed prétende toujours mener une action de « recadrage » de la révolution tunisienne dans son authentique et bon sens, ses actes trahissent ses discours. Nous sommes bel et bien face à une contre-révolution, non déclarée mais avérée.

Outre le détricotage systématique et méthodique des acquis de la révolution et de la période de transition démocratique – qualifiée de « décennie noire » par les partisans du coup d’État du 25 juillet 2021 pour mieux légitimer leur dérive –, l’expérience de la justice transitionnelle a constitué une véritable offense pour les forces qui se croyaient intouchables sous Ben Ali, notamment les forces sécuritaires. Leur soutien actuel est l’une des explications majeures de la nouvelle dictature de Kaïs Saïed. Il était donc « normal » et « logique » pour lui de mettre fin au processus de justice transitionnelle et d’en effacer toute trace.

Dès son coup d’État, il a ainsi démis le bâtonnier Abderrazak Kilani, président de l’Instance des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, laquelle a été dissoute. La caisse « El Karama », créée par le décret 211/2018 pour recueillir les fonds destinés à l’indemnisation, a été supprimée et remplacée par une nouvelle entité à l’objectif bien différent. Le but n’est plus la justice transitionnelle : le nom de ce nouvel établissement, la fondation « Fidaa » (sacrifice), en dit long. Le décret-loi 20/2022 qui l’institue précise qu’elle est destinée à la prévoyance des victimes d’actes de terrorisme chez les militaires, les forces de sécurité intérieure, les douaniers, ainsi que les ayants droit des martyrs et blessés de la révolution. Désormais, la priorité est donnée aux forces de l’ordre, reléguant au second plan les ayants cause et blessés de la révolution.

Les chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle ont connu le même sort : elles sont en état de mort clinique, faute de nomination de juges spécialisés. La seule chambre qui tient encore de rares audiences est celle du tribunal de première instance de Tunis, composée en majorité de juges non formés, dont la présidente, contrairement à ce que prévoit la loi. Ces audiences n’ont pour effet que de défaire les procédures engagées antérieurement par la même chambre lorsqu’elle était légalement constituée : les interdictions de quitter le territoire tunisien sont levées, de même que des mandats d’amener ou de dépôt. La présidente n’hésite pas à décourager les victimes en pleine audience en affirmant la « stérilité » du processus, tout en renvoyant indéfiniment les affaires dans une attitude nihiliste, favorable de fait aux bourreaux présumés. Tout cela semble n’attendre qu’une instruction pour classer les dossiers ou la « solution biologique » avec la mort des accusés.

Il va sans dire que le rapport final de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), pourtant publié au JORT, et les recommandations qu’il contient, sont tombés dans des oreilles sourdes. Dans le narratif présidentiel justifiant le coup d’État du 25 juillet 2021, la révolution a été trahie et instrumentalisée. Par conséquent, les acteurs de l’avant-25 juillet doivent être persécutés et traduits devant des tribunaux qui n’ont d’autre choix que d’entériner la version présidentielle : soit les faits ne sont pas prouvés, soit ils ne constituent pas des crimes allégués, soit les procédures n’ont pas été respectées. Tous ces « détails » servent de prétextes pour garantir l’impunité, conformément à la politique pénale – voire judiciaire – de Kaïs Saïed.

La présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, était une cible de choix, en particulier pour les forces de l’ordre qui, dès avant le coup d’État, avaient appelé leurs adhérents, par des communiqués syndicaux, à boycotter l’IVD et la justice transitionnelle. Après le 25 juillet 2021, l’heure des représailles a sonné. Le harcèlement judiciaire contre Mme Ben Sedrine a pris plusieurs formes : poursuites pour faux, usage de faux, corruption… bref, on a cherché à faire feu de tout bois. Contrairement à certains membres de l’IVD qui ont bénéficié d’une immunité pourtant prévue par la loi organique sur la justice transitionnelle, sa présidente a été isolée et visée. La « coopération » ou la « participation » à sa condamnation est ainsi apparue comme la condition implicite pour jouir de cette immunité.

Malgré toutes les anomalies procédurales, la fabrication de dossiers sans rigueur professionnelle, les incohérences dans les dates des faits imputés et l’absence d’éléments nouveaux, elle a été arrêtée suite à un mandat de dépôt émis par un juge d’instruction nommé par simple note de service de la ministre de la Justice. Son âge et son état de santé n’ont pas été pris en considération. Elle a été libérée provisoirement après une campagne nationale et internationale dénonçant ces abus, visant à discréditer davantage le processus de justice transitionnelle en s’attaquant à sa figure emblématique.

La Chambre d’accusation du pôle anticorruption de la Cour d’appel de Tunis vient, cette semaine, de décider – sans surprise – de traduire Sihem Ben Sedrine devant la Chambre criminelle du même pôle, relevant du tribunal de première instance de Tunis, dans deux dossiers :

  • le premier concerne, selon des sources médiatiques, l’affaire Abdelmajid Bouden dans le dossier dit du « BFT » ;
  • le second porte sur une transaction conclue entre l’IVD et M. Slim Chiboub, dont la demande de libération provisoire vient d’ailleurs d’être rejetée par la même chambre.

L’ancien ministre du Domaine de l’État et des Affaires foncières, Mabrouk Korchid, est également traduit devant cette juridiction.

Ce qui est anecdotique, mais traduit l’ampleur de l’ignominie, c’est que ces affaires – notamment la première – font l’objet d’instructions depuis des années, sans qu’aucun élément probant n’ait établi la commission des faux allégués. Qu’importe : qui ose innocenter les opposants de Kaïs Saïed est considéré comme leur complice, comme il l’a lui-même affirmé publiquement. Dans un pays où le président détient tous les pouvoirs, peut révoquer n’importe quel magistrat par simple décret non motivé, sans procédure disciplinaire ni respect du contradictoire ou du droit de la défense, et où le magistrat révoqué est automatiquement poursuivi pénalement, l’issue des procédures judiciaires ne suscite aucun suspense. Les décisions judiciaires sont réduites à des instruments de propagande pour légitimer les élucubrations présidentielles.

Le CRLDHT :

  • Réitère sa ferme condamnation de ces règlements de comptes illégaux et illégitimes ;
  • Invite toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens à réhabiliter le processus de justice transitionnelle comme l’un des acquis majeurs de leur révolution, nonobstant les réserves qu’ils peuvent avoir sur sa mise en œuvre ;
  • Exprime son sincère soutien à Sihem Ben Sedrine, visée pour son militantisme de la première heure contre la dictature, et attaquée afin de discréditer, à travers elle, tout le processus de justice transitionnelle, un des symbole des victoires de la révolution tunisienne.
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