Fuite des cerveaux tunisiens : quand l’autoritarisme alimente l’exil et que l’Europe en tire profit

La Tunisie connaît aujourd’hui une véritable hémorragie de ses forces vives. La fuite des cerveaux n’est pas une image exagérée mais un phénomène mesurable, chiffré et alarmant. Selon l’Observatoire national de la migration, près de 100 000 diplômé·es de l’enseignement supérieur ont quitté le pays entre 2015 et 2023. L’année 2022 à elle seule a vu partir plus de 8 500 ingénieurs et 3 300 médecins. La Fédération nationale des médecins estime que près de 45 % des jeunes spécialistes formés en Tunisie exercent désormais à l’étranger. Ce ne sont pas des cas isolés, mais une lame de fond qui touche l’ensemble des professions hautement qualifiées : médecins, ingénieurs, informaticiens, chercheurs, universitaires, enseignants, cadres financiers.

Cet exode est le résultat d’une contrainte collective. La Tunisie forme, à prix fort, des générations entières de jeunes qualifiés, mais elle est incapable de leur offrir des perspectives. Le chômage des jeunes diplômé·es dépasse 30 %, les salaires dans la fonction publique sont parmi les plus bas du bassin méditerranéen, les conditions de travail dans les hôpitaux et les écoles se dégradent chaque année, et la recherche scientifique est asphyxiée par l’absence de financements. Rester au pays, pour ces diplômés, signifie accepter la précarité permanente, le déclassement et l’humiliation.

À ces causes structurelles s’ajoute depuis 2021 une dimension politique décisive. Le coup d’état de Kaïs Saïed, le 25 juillet, a marqué un tournant. En dissolvant le Parlement, en gouvernant par décrets, en rédigeant une Constitution sur mesure, en écartant les juges indépendants, en instaurant un climat de répression généralisée, Saïed a vidé la vie politique tunisienne de sa substance démocratique. Le décret 54, prétendument destiné à lutter contre les « fausses informations », est utilisé pour poursuivre journalistes, opposant·es et simples citoyens ayant publié un post Facebook. Les syndicalistes sont harcelés, les avocat·es criminalisés, des figures de l’opposition emprisonnées. La société civile est mise sous surveillance permanente.

Dans ce contexte autoritaire, les jeunes diplômé·es ne voient plus seulement un pays économiquement bloqué ; ils voient une société verrouillée politiquement. L’exil devient alors aussi une manière de fuir la répression et l’absence totale de perspectives. La fuite des cerveaux en Tunisie n’est donc pas seulement économique : elle est politique. C’est une fuite devant un régime autoritaire qui a brisé le rêve de 2011 et qui n’offre à la jeunesse que le chômage, la censure et l’arbitraire.

Le secteur de la santé permet de mesurer l’ampleur de la crise. La Tunisie forme environ 1 200 médecins par an, mais une partie considérable s’en va dès la fin de ses études. Le coût de formation d’un médecin spécialiste est estimé à 90 000 euros pour l’État tunisien. Mais un jeune médecin qui reste en Tunisie perçoit environ 1 545 dinars (soit 460 euros), hors primes, dans des hôpitaux manquant cruellement de matériel. Dans plusieurs établissements de l’intérieur, il n’y a parfois plus de gynécologues, plus d’anesthésistes, ni de pédiatres.. Des patient·es sont contraints de parcourir des centaines de kilomètres pour se faire soigner. Les hôpitaux sont vidés de leurs soignant·es, et cette désertification médicale est une conséquence directe de la fuite des cerveaux.

En France, la contradiction est flagrante. Plus de 5 000 médecins tunisiens travaillent dans les hôpitaux publics. Dans certains services d’urgence d’Île-de-France, 40 % des gardes sont assurées par des praticiens étrangers, majoritairement maghrébins et tunisiens. Le système hospitalier français repose sur leur présence. Pourtant, ces praticiens sont maintenus dans des statuts précaires : « praticien associé », « faisant fonction d’interne », « stagiaire ». Pour obtenir une reconnaissance pleine, ils doivent passer les Épreuves de Vérification des Connaissances (EVC), un concours long et sélectif qui n’accepte que quelques centaines de candidat·es par an, laissant les autres dans une situation d’attente indigne.

La différence de traitement est scandaleuse. Un médecin tunisien diplômé hors Union européenne perçoit 1 500 à 1 700 euros nets par mois, quand un médecin français débutant gagne entre 3 500 et 4 000 euros pour le même travail. Autrement dit, deux fois et demie moins. Dans le même temps, ils assument des gardes, des urgences, des responsabilités équivalentes. Cette situation est une discrimination institutionnelle. Elle traduit un racisme structurel : les médecins tunisiens sont indispensables mais maintenus dans un statut inférieur.

La France n’est pas la seule destination. L’Allemagne recrute de plus en plus de médecins et d’ingénieurs tunisiens, en leur proposant des salaires élevés et un parcours d’intégration plus simple. Le Canada, et en particulier le Québec, accueille chaque année des centaines d’ingénieurs, d’informaticiens, de chercheurs et d’enseignants formés en Tunisie. Les monarchies du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Émirats, attirent des médecins, des pharmaciens et des enseignants tunisiens en leur offrant des rémunérations supérieures à celles de la Tunisie, mais dans des régimes autoritaires où leurs droits politiques sont inexistants et leur sécurité toujours fragile. L’Italie, proche géographiquement, constitue aussi un point d’arrivée, notamment pour les jeunes diplômés qui migrent d’abord dans la précarité avant d’obtenir une reconnaissance partielle de leurs qualifications.

Partout, le même schéma se reproduit : la Tunisie paie la formation, les pays d’accueil en récoltent les bénéfices. Entre 2010 et 2020, la fuite des cerveaux a coûté près de 2 % du PIB tunisien chaque année. Mais ce chiffre ne dit pas tout : ce sont des services publics qui se vident, des régions entières abandonnées, un avenir collectif qui s’effrite. La France, l’Allemagne, le Canada, les pays du Golfe se vantent de leur « attractivité » et de leur « modernité » parce qu’ils attirent des talents étrangers. Mais il ne s’agit pas d’attractivité, il s’agit d’un pillage organisé, d’un transfert structurel de compétences du Sud vers le Nord.

Cette mécanique est coloniale. Hier, les puissances européennes pillaient les ressources naturelles et les forces de travail tunisiennes. Aujourd’hui, elles pillent les cerveaux, les qualifications, les compétences. Elles exploitent le fait que l’État tunisien, affaibli par les politiques d’austérité du FMI et par la corruption interne, ne parvient plus à retenir ses jeunes. Les pays du Nord profitent de cette défaillance, sans jamais compenser les pertes pour la Tunisie. La souveraineté du pays est directement entamée : une nation qui ne peut retenir ses médecins, ses ingénieurs et ses chercheurs ne peut pas construire son avenir.

La fuite des cerveaux tunisiens est donc une double injustice. Les diplômé·es sont contraints de quitter un pays qui les a formés mais qui ne leur offre pas les moyens de vivre dignement. Et une fois partis, ils se heurtent à des politiques discriminatoires qui les exploitent et les maintiennent en bas de l’échelle. Dans tous les pays d’accueil, la même logique prévaut : les Tunisiens sont indispensables, mais ils doivent rester invisibles, subalternes et précaires.

Le CRLDHT affirme que cet exode n’est pas une fatalité mais le résultat de choix politiques. La Tunisie doit cesser d’abandonner sa jeunesse, mettre fin à la dérive autoritaire, investir dans la santé, l’éducation et la recherche, revaloriser les salaires et créer des perspectives. La France et les autres pays d’accueil doivent reconnaître les compétences tunisiennes à égalité, mettre fin aux statuts précaires et aux discriminations institutionnelles. La dignité ne se négocie pas : les médecins, les ingénieurs, les chercheurs tunisiens ne sont pas des supplétifs, mais des professionnel·les formés, compétents, qui exigent justice et reconnaissance. Tant que cette exigence ne sera pas satisfaite, la fuite des cerveaux restera le symbole d’un monde où le Sud paie et où le Nord profite.

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